Dans un temps où l’humanité est confrontée à la gravité du problème climatique, aux discours et aux comportements irrationnels qu’engendre la question désormais posée des conditions de sa survie sur la planète, reste le recours à la pensée et à la raison.
Quand la philosophie n’est pas un des modes d’expression des stratégies de contournement de ce qui constitue la spécificité humaine (le double discours du corps et de l’esprit relatif à la conscience que nous avons de notre mort), elle est un des remèdes majeurs à la séduction du laisser-aller ou à la tentation des solutions prétendues radicales, faciles et factices.
Elle explicite ce discours caractéristique de notre espèce et si elle ne fournit pas le prêt-à-porter de la réponse, elle offre d’abord à respirer un air non pollué par les passions du quotidien.
Deux exemples de cette philosophie :
– d’abord les Essais de Montaigne* (16ème siècle) auquel les éditions modernes donnent un accès facile. [J’invite à éviter celle qu’a dirigée M. Onfray (éditée par le libraire bordelais Mollat) dont le discours idéologique à la tonalité agressive et vindicative me semble être aux antipodes de la démarche de l’auteur.] Montaigne ignore la triste ironie née de la nostalgie d’un temps mythique et rejette la rhétorique des règlements de comptes. Il est essentiellement l’ami dont la force réside dans la confidence des faiblesses et des doutes. Lui qui a connu les ravages de la guerre et de la peste, les crimes de la superstition, les dangers du pouvoir politique et la souffrance de la maladie, invite à la douceur des nuances.
– ensuite l’Ethique de Spinoza** (17ème siècle).
C’est une autre démarche. Celle d’un homme jeune qui, ayant identifié les outils irrationnels d’asservissement de l’homme, explique, au péril de sa vie, le processus de leur fabrication et dévoile un mode d’emploi pour s’en défaire et devenir libre.
La lecture du livre ne va pas de soi : « Je n’ai pas tout compris (…) mais dès qu’on touche à des idées pareilles, c’est comme si on enfourchait un balai de sorcière. » (L’homme de Kiev – Bernard Malamud – Un roman, paru en poche, qui est une illustration intéressante de l’approche de la pensée de Spinoza).
Lire l’Ethique exige la conscience permanente que la pensée se nourrit d’abstraction, autrement dit de concepts, sans doute parce qu’elle est confrontée à ce paradoxe que si nous savons ce qu’est la mort, nous n’avons aucun moyen de connaître ce que sera la nôtre – nous ne pourrons pas l’expérimenter – dont le seul savoir que nous en ayons est sa certitude.
S’affrontent donc en permanence dans notre corps et notre esprit, d’une part le concret de la mort de l’autre et du savoir que nous avons de cet objet, d’autre part l’abstrait de la nôtre et l’angoisse qu’il génère pour le sujet que nous sommes.
L’Ethique nous propose d’emblée un voyage dans l’abstraction qu’il va peu à peu dissocier de l’angoisse de la mort. Le balai de sorcière n’est pas qu’une métaphore dans le sens où il évoque la découverte d’une harmonie à proprement parler spatiale, antinomique de cet affrontement.
Que se passe-t-il si nous acceptons de savoir que le corps et l’esprit qui nous constituent sont sous des formes différentes l’expression de la même substance éternelle constitutive de tout ce qui existe ? Autrement dit, comme on largue les amarres, de nous libérer du poids que sont cet inconnaissable de notre mort et l’angoisse qu’il produit ?
Tel est l’enjeu.
*cf. articles des 10, 14 et 21 octobre 2021 (L’état des lieux)
**même références
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Au 17ème siècle, croire ou ne pas croire en Dieu – le Dieu de la Bible, créateur du ciel, de la terre et de l’homme, père de Jésus envoyé pour racheter les péchés (pour les chrétiens) ou messie à venir (pour les juifs) etc. – n’est pas de l’ordre du débat possible. Ceux qui veulent l’ouvrir risquent leur vie parce que l’organisation de la société repose alors sur cette croyance que les institutions officielles présentent comme un savoir. Donc, indiscutable.
Comment peut faire celui qui tient à proposer une autre explication du monde et de l’homme ?
Globalement, il a le choix entre :
– développer une critique des textes sacrés et de la lecture qui en est faite par les théologiens. Dans le temps où il rédige l’Ethique, Spinoza écrit le Traité théologico-politique qui démolit les interprétations officielles. On en trouve une illustration dans le roman Le problème Spinoza d’Irvin Yalom (paru en poche) quand, au début, il fait dialoguer le philosophe avec les deux juifs envoyés par le rabbin pour le piéger.
ou
– commencer par définir des concepts (idées), en apparence sans lien direct avec la religion, dans un raisonnement dont l’enchainement va conduire peu à peu à reconsidérer l’ensemble du schéma de la croyance.
C’est la méthode utilisée dans l’Ethique.
Ainsi, Spinoza propose des concepts qui vont remettre en cause des notions, plus ou moins claires et maîtrisées, à partir desquelles ont été construits le Dieu de l’Ancien et du Nouveau Testaments (Bible), le judaïsme et le christianisme, les dogmes créés par les églises, bref, la totalité du système religieux. Il articule ces concepts dans une analyse rigoureuse (more geometrico = à la manière géométrique, précise-t-il – il écrit en latin, la langue savante de l’époque) qui doit amener notamment à se désaliéner de la croyance (pas seulement religieuse) par la compréhension de la manière dont l’homme fonctionne.
Le but visé est donc l’acquisition de la liberté.
Avant même de commencer la lecture proprement dite, il suffit de feuilleter le livre pour voir combien l’organisation constitue une démarche originale.
Pour l’exactitude de la traduction du latin, la meilleure édition de l’Ethique, à côté de celle de Charles Appunh (Flammarion), est celle de Robert Misrahi (Editions de l’Eclat).
Dernière précision sous la forme d’une question : est-ce que la démarche de Spinoza est encore pertinente aujourd’hui, chez nous où la religion n’a plus l’importance qu’elle avait et où le discours philosophique est libre ?
Plus simplement, est-ce que la lecture de l’Ethique a un intérêt pour un athée ?
L’Ethique n’est pas d’abord une contestation de la religion (croyance et pratique religieuses) : le livre est essentiellement un « mode d’emploi » des deux composants de l’être humain, le corps et l’esprit, une explication de ce qu’ils sont et des rapports qu’ils ont l’un avec l’autre.
On peut juger de la force de la démarche par la réponse historique de la religion qui commence par condamner la doctrine (connue par les textes antérieurs à l’Ethique) et excommunier son auteur, puis s’efforce de récupérer sa pensée, de la même façon qu’elle excommunie, condamne le discours scientifique puis tente de l’intégrer dans la croyance.
Si croire est le fondement de la religion, la religion est une création de l’homme que Spinoza veut convaincre d’utiliser l’outil dont il a l’exclusivité : la raison.
Pour m’en tenir au simple premier degré du langage, la récurrence du verbe croire dans le parler quotidien incite à dire que la démarche de l’Ethique est d’une actualité permanente et universelle.
*
L’introduction que je propose concernera les huit Définitions de la première des cinq parties du livre, partie intitulée « de Dieu » (de dans le sens latin au sujet de).
Dieu n’est nommé que dans la Définition VI, ce qui, en soi, est déjà un problème dans le sens où Dieu qui est le point d’arrivée est par principe le point de départ obligé. (cf. Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre – Genèse)
Ces cinq premières définitions sans la référence à Dieu, surprennent parce qu’elles proposent des concepts (idées, notions) disons inattendus, sans rapport évident avec l’objet annoncé, et qui s’éclaireront précisément avec la Définition VI où Dieu apparaît pour la première fois.
Autrement dit – je parle à la place de Spinoza : j’annonce que je vais parler de Dieu, je parle d’un « autre chose » qui n’est pas Dieu et quand je finis par citer Dieu, c’est pour l’identifier à cet « autre chose ». Ce qui revient à dire : je substitue à une croyance transcendante (Dieu) dont l’humanité a eu et a besoin, une pensée immanente (l’immanence rejette le surnaturel), je vous invite à plaquer mes définitions sur celles qui sont utilisées pour Dieu et à constater qu’elles suffisent pour expliquer le monde.
Pour comprendre les 5 premières définitions, il importe donc d’identifier l’essentiel qui conduit à ce besoin d’un dieu et qui peut se résumer ainsi : l’homme sait qu’il va mourir, ce savoir l’angoisse, il lui faut donc inventer un récit/discours qui enveloppe cette angoisse pour, sinon l’éradiquer, du moins l’évacuer, la dénier, l’anesthésier.
Or, savoir qu’il va mourir est lié au fait qu’il sait qu’il a eu un commencement (sa naissance) et qu’il aura une fin (sa mort) : le récit/discours va donc devoir inclure ce savoir traumatisant du début et de la fin dans un schéma où il n’y a ni commencement ni fin de manière à « régler » le problème. Ce schéma inclut une divinité (quelle qu’elle soit, elle sera la réponse ultime à tous les problèmes) à laquelle la religion chrétienne donne une forme humaine rassurante : Dieu sera un être, père et créateur – le papa étant à la fois le géniteur et la première figure toute puissante en ce sens qu’il fournit au tout petit enfant les réponses avant les questions, par le seul fait qu’il est. Un cran au-dessus du papa humain, Dieu est et de toute éternité, donc sans avoir été créé puisque sa création impliquerait un autre créateur (et ainsi de suite), donc une imperfection (sens étymologique d’inachèvement). Si Dieu n’a ni commencement ni fin, l’homme qu’il a créé à son image (cf. la Bible) n’a donc, malgré ce qu’il sait et expérimente, ni commencement ni fin. Autrement dit, il ne meurt pas. (à suivre)
Très intéressant. Hâte de lire la suite….
Je te conseille la lecture de Frederic Lenoir
Le miracle Spinoza
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Merci. La suite est en cours de finalisation. De F. Lenoir je connais quelques unes de ses interventions entendues à la radio et à la télévision, notamment à propos de ce livre. Il y a quelque chose qui me gêne dans son discours. Le titre de son essai par exemple : vu ce qu’il explique dans le chapitre VI (Des Miracles) du Traité Théologico-politique (que connaît bien F. Lenoir), je ne suis pas certain que Spinoza aurait apprécié que miracle soit, sciemment, difficile d’en douter, accolé à son nom.
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