Le rapport de Flaubert avec la politique est celui de sa conception du commun, c’est-à-dire son rejet en tant qu’objet de construction et de sens.
« Observons, tout est là. Et après des siècles d’études il sera peut-être donné à quelqu’un de faire la synthèse. La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité. Chaque religion et chaque philosophie a prétendu avoir Dieu à elle, à toiser l’infini et connaître la recette du bonheur. Quel orgueil et quel néant ! » (à Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, le 23.10.1863 – je préciserai plus loin son importance)
D’où son aversion pour tous les systèmes, en art (il déteste « naturalisme », « impressionnisme ») et en politique, surtout le socialisme. Ce qui l’intéresse, dans l’histoire d’une société, c’est le bouleversement d‘un « ordre » non pas pour une signification politique donnée, mais parce qu’il signifie le non-sens.
« De toute la politique, il n’y a qu’une chose que je comprenne, c’est l’émeute. Fataliste comme un Turc, je crois que tout ce que nous pouvons faire pour le progrès de l’humanité, ou rien, c’est absolument la même chose. (…) Je suis avant tout l’homme de la fantaisie, du caprice, du décousu. » (à Louise Colet – 06.08.1846)
L’émeute l’intéresse, en tant qu’elle est un moment semblable au carnaval qui met tout sans dessus dessous, surtout s’il s’agit de l’ordre bourgeois que Flaubert exècre.
Ernest Chevalier fut un de ses amis collégiens qui, comme lui, avait commencé des études de droit à Paris. Si Gustave ne les a pas terminées (elles furent un vrai calvaire), Ernest, lui, est devenu magistrat. Voici ce que Flaubert lui écrit le 15.06.1845 : « Te voilà donc devenu homme posé, établi, investi de fonctions honorables et chargé de défendre la morale publique. Regarde-toi dans ta glace immédiatement et dis-moi si tu n’as pas une grande envie de rire. Tant pis pour toi si tu ne l’as pas ; cela prouverait que tu es déjà si encrassé dans ton métier que tu en serais devenu stupide. Exerce-le de ton mieux, ce brave métier, mais ne te prends pas au sérieux ; conserve toujours l’ironie philosophique ; pour l’amour de moi, ne te prends pas au sérieux. »
La monarchie de Juillet (1830-1848) a été un modèle de cet ordre bourgeois qui sert de matière et de toile de fond à l’œuvre de Balzac. Flaubert a été le témoin des journées révolutionnaires de février 1848 qui renversèrent Louis-Philippe et installèrent la République. Voici ce qu’il en dit à Louise Colet en mars 1848, donc quelques semaines après. (Nous verrons plus loin comment il en rend compte dans L’Éducation Sentimentale)
« Vous me demandez mon avis sur tout ce qui vient de s’accomplir. Eh bien : tout cela est fort drôle. Il y a des mines de déconfits bien réjouissantes à voir. Je me délecte profondément dans la contemplation de toutes les ambitions aplaties. Je ne sais si la forme nouvelle du gouvernement et l’état social qui en résultera sera favorable à l’art. C’est une question. On ne pourra pas être plus bourgeois ni plus nul. Quant à plus bête, est-ce possible ? » (à Louise Colet – mars1848)
Ce qui ôte tout sens à l’émeute, c’est qu’elle est un acte de la foule et que la foule agit sans discernement, de manière animale, du moins en apparence :
« La foule ne m’a jamais plu que les jours d’émeute, et encore ! Si l’on voyait le fond des choses ! Il y a bien des meneurs là-dedans, des chauffeurs. C’est peut-être plus factice que l’on ne pense. N’importe, en ces jours-là, il y a un grand souffle dans l’air. On se sent enivré par une poésie humaine, aussi large que celle de la nature et plus ardente. » (à Louise Colet – 31.03.1853)
L’émeute perd de son intérêt si ce qui est bouleversé n’est pas l’ordre bourgeois (détestable parce qu’il ne comprend rien à l’art) mais – en dehors même de la nature du système politique – une forme esthétique.
« Ô public ! public ! Il y a des moments où, quand j’y songe, j’éprouve pour lui de ces haines immenses et impuissantes comme lorsque Marie-Antoinette a vu envahir les Tuileries. » (à Louis Bouilhet, le 27. 06. 1850)
Le palais et l’individu Marie-Antoinette déconnectés de leur fonction politique sont un exemple de ces formes esthétiques. Elles participent donc de l’art et sont incompatibles avec ce que représente la foule surtout quand elle est animée par une intention, qu’elle vise un but politique.
Le seul moment où Flaubert a un rapport avec le commun, patriotique !, est celui de la guerre contre la Prusse (1870) :
« Expliquez-moi ça ! écrit-il à George Sand en septembre. L’idée de faire la paix maintenant m’exaspère, et j’aimerais mieux qu’on incendiât Paris (comme Moscou) que d’y voir entrer les Prussiens. (…) J’ai lu quelques lettres de soldats, qui sont des modèles. On n’avale pas un pays où l’on écrit des choses pareilles. »
En-deçà de ses illusions [« Il est passé à Rouen, depuis deux jours, cinquante-trois mille hommes de troupes (tous les prisonniers de Sedan s’échappent). On forme des armées : dans quinze jours il y aura peut-être un million d’hommes autour de Paris. (…) Comme on sait qu’il ne fait attendre aucune pitié des Prussiens, et qu’ils ne veulent pas faire la paix, les gens les plus timides sont résignés, maintenant, à se battre à outrance. Enfin, il me semble que tout n’est pas perdu. » écrit-il à sa nièce Caroline, le 22.09.1870] et de ses erreurs d’appréciation dues à un aveuglement patriotique très passager [« Je te réponds que, d’ici à quinze jours, la France entière, sera soulevée. Un paysan des environs de Mantes a étranglé et déchiré avec ses dents un Prussien. Bref, l’enthousiasme est maintenant réel. Quant à Paris, il peut tenir et il tiendra. « La plus franche cordialité règne », quoi qu’en disent les feuilles anglaises. Il n’y aura pas de guerre civile. » écrit-il à Maxime Du Camp, le 29 septembre ] demeure le fond de sa philosophie : « La guerre (je l’espère) aura porté un grand coup aux « autorités ». L’individu, nié, écrasé par le monde moderne, va-t-il reprendre de l’importance ? Souhaitons-le. » (conclusion de la lettre ci-dessus à G. Sand).
Élu lieutenant de la Garde Nationale à Rouen [« Je commence aujourd’hui mes patrouilles de nuit. J’ai fait tantôt à « mes hommes » une allocution paternelle, où je leur ai annoncé que je passerais mon épée dans la bedaine du premier qui reculerait, en les engageant à me flanquer à moi-même des coups de fusil s’ils me voyaient fuir. Ton vieux baudruchard d’oncle est monté au ton épique ! Quelle drôle de chose que les cervelles, et surtout que la mienne ! » (à sa nièce Caroline , le 27.09.1970)] il démissionnera fin octobre.
C’est pour lui une période sombre pour des raisons qui ne sont pas essentiellement d’ordre politique ou patriotique, mais de ce qui touche à l’art, au style, au goût : « Je suis comme vous, je meurs de chagrin (…) Quelle tristesse ! quelle misère ! quelles malédictions ! (…) J’ai le sentiment de la fin d’un monde. Quoi qu’il advienne, tout ce que j’aimais est perdu. Nous allons tomber, quand la guerre sera finie, dans un ordre de choses exécrables pour le gens de goût. Je suis encore plus encore écœuré par la bêtise de cette guerre qu’indigné par ses horreurs ; et elles sont nombreuses, pourtant, et fortes ! Ici, nous attendons de jour en jour la visite des Prussiens. Quand sera-ce ? Quelle angoisse ! Je suis seul, avec ma mère qui vieillit d’heure en heure au milieu d’une population stupide, et assailli par des bandes de pauvres. Nous en avons jusqu’à quatre cents (je dis quatre cents) par jour. Ils font des menaces ; on est obligé de fermer les volets en plein jour. C’est joli ! La milice que je commande est tellement indisciplinée que j’ai donné ma démission ce matin. (…) Ce qui nous manque, ce sont des chefs, c’est un commandement. Ô un homme ! un homme ! un seul ! une bonne cervelle pour nous sauver ! » (à la princesse Mathilde* – le 23.10.1870 – *voir plus loin)
Cette invocation de l’homme providentiel participe de la primauté accordée à l’individu. Il est convaincu qu’il n’y a rien à attendre de la collectivité (même si son exaltation patriotique très passagère lui a fait dire le contraire), ce que lui confirmera la Commune de Paris – du 18 mars au 28 mai 1871, alors que les Prussiens entourent la capitale.
Ce sera l’objet de l’article suivant.