Avant les exemples, il n’est pas inutile de préciser que le récit évangélique pouvait poser quelques questions aux croyants, plus particulièrement la contradiction entre la nature aimante de Dieu-Père et le surprenant scénario qu’il a imaginé pour sauver les hommes-pécheurs : concevoir un fils pour qu’il soit crucifié. Sans être Dieu, il est tout à fait possible d’imaginer une solution plus conforme aux sentiments censés expliquer une telle démarche et il n’est pas invraisemblable que cette contradiction divine ne soit pas corrélative des contradictions, elles humaines, entre le fondement de la religion chrétienne (l’amour) et la pratique effective de ceux qui s’en réclament.
Dans la préface de son Traité théologico-politique (1670) Spinoza témoigne de cette contradiction : « J’ai vu maintes fois avec étonnement des hommes fiers de professeur la religion chrétienne, c’est-à-dire l’amour, la joie, la paix, la continence et la bonne foi envers tous, se combattre avec une incroyable ardeur malveillante et se donner des marques de la haine la plus âpre, si bien qu’à ces sentiments plus qu’aux précédents leur foi se faisait connaître. » (GF Flammarion – p.22)
Bach, passionné par la musique (interprétation et composition) et doté d’une grande énergie de vie – il parcourut des centaines de kilomètres à pied pour rencontrer Buxtehude (organiste et compositeur) puis se rendre chez un de ses amis – était un homme cultivé (il connaissait le latin et le grec, s’était constitué une bibliothèque) dont l’immensité et la complexité de l’œuvre dénotent la profondeur du questionnement. En témoigne, par exemple, l’exploration de la verticalité par l’appui répété sur la même note (cf. entre autres, le début de la fugue en ré mineur BWV565 évoquée dans l’article 3) ou encore l’utilisation de la dissonance : deux notes contiguës, théoriquement inassociables, jouées ensemble, insupportables à l’oreille dans la durée, mais que le mouvement fait « passer » tout en accrochant la pensée. (id.)
La mort de ses parents (il fut orphelin à 9 ans) et celle de sa première épouse Maria-Barbara – survenue alors qu’il est en voyage à Dresde et qu’il n’apprendra qu’à son retour – ne sont sans doute pas étrangères à ce questionnement récurrent dans l’œuvre.
Comme je l’ai indiqué, la Passion offre de très nombreux exemples de distorsion de tonalité entre le contenu du discours et celui de la musique.
>> entrée 4 :
– l’évangéliste raconte (récitatif) : « Alors les grands-prêtres, les scribes et les anciens du peuple s’assemblèrent dans le palais du grand-prêtre appelé Caïphe et délibérèrent pour arrêter Jésus par ruse et le tuer. » Il s’agit donc d’une délibération – entre hommes.
– Les chœurs I et II (dont les voix de femmes) accompagnés de l’orchestre interprètent leur discours : « Pas pendant la fête, pour qu’il ne se produise pas de tumulte dans le peuple » dans un chant dont la composition et le rythme n’ont strictement rien à voir avec ce qu’est une délibération de ce genre. Il s’agit tout au contraire d’un chant joyeux, dynamique, au rythme enlevé à 4 temps.
Dans cette même entrée, l’évangéliste raconte comment une femme vient répandre un parfum d’un prix élevé sur la tête de Jésus alors qu’il est à table chez un ami.
Le chœur I chante l’indignation des disciples (« A quoi bon cette perte ? On aurait pu vendre cela bien cher et le donner à nos pauvres ») dans une composition fuguée tout aussi distanciée (rythme, tonalité).
>> entrée 9 : Lorsque, au cours du repas de la Pâque, Jésus annonce à ses disciples que l’un d’eux le trahira, « ils se mirent à lui demander chacun », annonce l’évangéliste et la tonalité de la réponse « Serait-ce moi, Seigneur ? » – celle du chœur I et non de solistes – ne correspond en rien la gravité du moment.
>> l’entrée 25 offre l’exemple d’une distorsion d’un autre ordre. La scène se passe au mont des Oliviers. Jésus constate que ses disciples à qui il a demandé de veiller avec lui se sont endormis, il s’éloigne et pour la seconde fois exprime son angoisse. Quelques instants auparavant, c’était : « Mon père, s’il est possible que cette coupe (métaphore de la crucifixion) passe loin de moi ! Cependant, je l’accepte si tu l’ordonnes » et ici : « Mon père, si la coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volonté soit faite ! »
Bach choisit alors un choral qui dit ceci : « Que la volonté de Dieu soit faite de tout temps. Sa volonté est ce qu’il y a de meilleur ; car il est prêt à aider ceux qui croient fermement en lui. Dieu nous aide à sortir de la détresse et nous châtie sans excès. Celui qui se fie à Dieu construit sur le roc et Dieu ne l’abandonnera pas. »
Rapportée à la situation, une telle affirmation peut laisser pantois, d’autant qu’est bien connu de Bach et des auditeurs auxquels il s’adresse le cri de Jésus cloué sur la croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
La musique, de tonalité majeure, est enjouée, en rapport avec le texte mais, comme son contenu, en contradiction avec la situation.
Je conclurai après un ou deux nouveaux exemples dans le prochain article.