P. Rosanvallon, historien, professeur au collège de France était l’invité des Matins (France Culture – le 08/02/2023) pour donner son point de vue sur le mouvement de protestation contre la réforme des retraites.
Dans un précédent article, j’ai fait le rapprochement avec le mouvement des gilets jaunes, ce qu’il fait aussi. Je partage donc son idée de la dimension existentielle de la manifestation d’opposition au projet gouvernemental. Je pense en outre que la fixation sur le 64 ans est, en tant que partie émergée, le signe – surtout relativement à la CFDT qui en a fait une « ligne rouge » – , du caractère à la fois aigu et profond de la problématique du « sens » que ne posent de manière explicite ni les syndicats ni les partis opposés à la réforme.
P. Rosanvallon et le journaliste utilisent dans leur dialogue l’expression « faire sens », comme d’autres disent « faire société ».
Cette utilisation de « faire » s’apparente pour moi à de l’idéalisme, dans le sens (!) où, en l’occurrence, « sens » et « société » seraient de pures constructions subjectives.
Quand le journaliste lui demande si la perte du sens du travail est un phénomène nouveau, il répond que ce qui est nouveau est le nombre croissant de surdiplômés qui renoncent à la carrière lucrative à laquelle mènent habituellement le type d’étude qu’ils ont suivies, pour des « jobs qui à leur yeux font davantage sens ». Il prend son propre exemple qui l’a conduit, lui et quelques autres – après 68 – à faire ce choix ; lui est devenu conseiller de la CFD, d’autres parmi ses amis l’ont été de la CGT etc.
« Font sens » ou ont (objectivement) du sens, telle est, pour moi, la question.
La suite témoigne des limites d’une analyse qui conduit à des approximations, au vague :
« Avant, le travail industriel classique, c’est que ma force de travail est incorporée dans un objet, aujourd’hui le travail est celui d’un face-à-face [grand-magasin, chauffeur, hôpital…], de plus en plus le travail est un rapport à une personne et on voudrait qu’il fasse sens, qu’il puisse être optimisé et qu’il ne soit pas embrigadé dans des contraintes ou mis sur des rails trop difficiles. »
La distinction entre les deux modes de travail est pour le moins discutable – le grand magasin, le chauffeur et l’hôpital ne sont des activités récentes – et dire que la « force de travail » était « incorporée dans un objet » oublie la division des tâches, en particulier le travail à la chaine – je l’ai pratiqué dans une usine deux fois pendant un mois – dont la problématique me paraît tout autre que cette « incorporation » énoncée ici avec une connotation positive.
Quant à l’explication « embrigadé dans des contraintes ou mis sur des rails trop difficiles », le moins que je puisse en dire est qu’elle n’est ni très précise ni très rigoureuse – quel est le seuil à partir duquel « les rails », qui n’étaient que difficiles, deviennent « trop difficiles ? ».
Quant à l’explication globale : « On n’a pas simplement une carrière dans la vie, les entreprises ont été organisées pour gérer des carrières dans la vie mais n’ont pas été organisées pour gérer des moments différents de travail dans l’existence (…) Le combat syndical, c’est (…) aussi pour que l’existence en général fasse davantage sens dans le moment du travail (…) La survie n’est plus ce qui dirige nos existences, et quand on est sorti de la survie, eh bien, on veut du sens. »…
Tout est à reprendre : « les entreprises ont été organisées » non pour « gérer des carrières » mais pour exploiter les forces de travail de la manière la plus efficace et rentable, ce n’est pas un scoop ; qu’est-ce que « pour que l’existence en général fasse davantage sens » sinon une expression de l’idéalisme que j’évoquais qui consiste à dissocier ce que fait le corps de ce que pense la tête ?
Le fil rouge de l’analyse que je développe dans le blog est que nous sommes soumis à un double discours : celui, concret, biologique, de notre corps depuis le moment de la conception, celui, tout aussi concret, de notre esprit depuis l’âge de 3 ou 4 ans, dont l’objet est la spécificité de notre espèce ; les deux, indissociables et corrélatifs, déterminent tout le reste, notamment le rapport consommation/production et les conditions dans lesquelles est organisée la production/consommation/utilisation des biens et des idées.