Ce qu’il recherche et apprécie durant ce long voyage de 18 mois ce sont, d’une part, les paysages, l’espace, le climat et le mode de vie du sud, un ailleurs oriental ensoleillé dont il confiera depuis Rome à Louis Bouilhet (9.04.1851) qu’il en a « un désir effréné » dont il devient « fou » ; d’autre part, les vestiges de l’antiquité, égyptienne, grecque et romaine.
Extrait d’une lettre envoyée depuis Le Caire à sa mère, le 14.12.1849 :
« Nous avons fait cette semaine une petite excursion de six jours à Gizeh, aux Pyramides, à Sakkarah et à Memphis. (…) Voilà donc six jours que nous avons passés à peu près entièrement dans le désert, couchant sous la tente, vivant avec les Bédouins (lesquels sont très gais et les meilleurs gens du monde), mangeant des tourterelles, buvant du lait de buffle, et entendant la nuit glapir ces vieux chacals, que nous voyons le soir et le matin galoper entre les monticules de sable voisins. J’adore le désert ; l’ai y est sec et vif comme celui des bords de la mer ; rapprochement d’autant plus juste qu’en passant la langue sur sa moustache, on se sale le palais ; on y respire à pleins poumons. »
Autre extrait d’une lettre écrite depuis Athènes, à Louis Bouilhet, le 19.12.1850 :
« C’en est donc fini de l’Orient. Adieu, mosquées ; adieu femmes voilées ; adieu, bons Turcs dans les cafés, qui, tout en fumant vos chibouks, vous curez les ongles des pieds avec les doigts de vos mains ! Quand reverrai-je les négresses suivant leur maîtresse au bain ? Dans un grand mouchoir de couleur elles portent le linge pour changer. Elles marchent en remuant leurs grosses hanches et font traîner sur les pavés leurs babouches jaunes, qui claquent sous la semelle à chaque mouvement du pied. Quand reverrai-je un palmier ? Quand remonterai-je à dromadaire ? »
Passion pour la nature quand elle est restée « naturelle » (le désert particulièrement) ; passion aussi pour l’antiquité.
De la même lettre à sa mère :
« Nous sommes arrivés au bas de la colline où se trouvent les Pyramides, il y aujourd’hui huit jours, à quatre heures du soir. C’est là que commence le désert. Ç’a été plus fort que moi, j’ai lancé mon cheval à fond de train. Maxime [Du Camp] m’a imité, et je suis arrivé au pied du Sphinx. En voyant cela (qui est indescriptible, il faudrait dix pages, et quelle pages !) la tête m’a un moment tourné, et mon compagnon était blanc comme le papier sur lequel j’écris. Au coucher du soleil, le sphinx et les trois Pyramides toutes roses semblaient noyés dans la lumière. ; le vieux monstre nous regardait d’un air terrifiant et immobile. Jamais je n’oublierai cette singulière impression. »
Depuis Rome, il précisera à Ernest Chevalier (9.04.1851) :
« La vue du Sphinx a été une des voluptés les plus vertigineuses de ma vie, et si je ne me suis pas tué là, c’est que mon cheval ou Dieu ne l’ont pas positivement voulu. »
Enfin, depuis Athènes, à sa mère (26.12.1850) :
« Et puis les ruines ! Les ruines ! Quelles ruines ! Quels hommes que ces Grecs ! Quels artistes ! Nous lisons, nous prenons des notes. Quant à moi, je suis dans un état olympien, j’aspire l’antique à plein cerveau. La vue du Parthénon est une des choses qui m’ont le plus profondément pénétré de ma vie. »
Dithyrambique pour ce qu’il aime, sans concession pour ce qu’il n’aime pas.
– Alexandrie : « Alexandrie m’emmerde. C’est plein d’Européens, on ne voie que bottes et chapeaux, il me semble que je suis à la porte de Paris, moins Paris. » (à Louis Bouilhet, depuis le Caire, 27.06.1850)
– Rome (à Louis Bouilhet – 9.04. 1851) :
« Ma première impression a été défavorable. J’ai eu, comme un bourgeois, une désillusion. Je cherchais la Rome de Néron et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint. L’air-prêtre emmiasme d’ennui la ville des Césars. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste. (…) L’antique subsiste dans la campagne, inculte, vide, maudite comme le désert avec ses grands morceaux d’aqueduc et ses troupeaux de bœufs à large envergure. Ça, c’est vraiment beau, et du beau antique rêvé. (…) Ce qu’ils ont fait du Colisée les malheureux ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l’arène douze chapelles ! Mais comme tableaux, comme statues, comme XVIème siècle, Rome est le plus splendide musée qu’il y ait au monde. »
En mai de la même année, au même :
« J’en suis fâché mais Saint-Pierre m’emmerde. Cela me semble un art dénué de but. C’est glacial d’ennui et de pompe. (…) J’aime mieux le grec, j’aime mieux le gothique, j’aime mieux la plus petite mosquée avec son minaret lancé dans l’air comme un grand cri. Quand on se promène dans le Vatican, on se sent en revanche pénétré de respect pour les papes. Quels messieurs ! Comme ils se sont arrangé leur maison ! Il y a eu de ces gaillards-là qui étaient vraiment des gens de goût. Si tu me demandes ce que j’ai vu de plus beau à Rome, d’abord la chapelle Sixtine de Michel-Ange est quelque chose d’inouï, comme serait un Homère shakespearien, un mélange d’antique et de moyen âge, je ne sais quoi. (…) Je suis amoureux de la Vierge de Murillo de la galerie Corsini. Sa tête me poursuit et ses yeux passent et repassent devant moi, comme deux lanternes dansantes. »
– Venise, d’où il écrit, le 30.05.1851, à Maxime Du Camp qui était rentré : « Pauvre (dans le sens flaubertien) Venise ! J’ai le cœur navré, ce diable de pays m’a bouleversé. Je n’en ai pas dormi la première nuit. (…) Les quelques heures que j’ai passées là ont été en gondole, en Titien et en Véronèse. En peinture, je ne connais rien qui soit au-dessus de L’Assomption du premier. Si je restais un peu longtemps ici j’aurais peur de devenir amoureux de la Vierge (littéral). »
– Jérusalem : Une des lettres les plus intéressantes est celle qu’il envoie à Louis Bouilhet le 20.08.1850 [il a déjà écrit à sa mère, le 9.08.1850 : « Jérusalem est d’une tristesse immense. Ça a un grand charme. La malédiction de Dieu semble planer sur cette ville on l’on ne marche que sur des merdes et où l’on ne voit que des ruines. »]
Voici l’essentiel de cette lettre, qui permet de préciser « la problématique Flaubert » :
« J’ai arrêté mon cheval que j’avais lancé en avant des autres et j’ai regardé la ville sainte, tout étonné de la voir. Ça m’a semblé très propre et les murailles en bien meilleur état que je ne m’y attendais. Puis j’ai pensé au Christ que j’ai vu monter sur le mont des Oliviers. Il avait une robe bleue, et la sueur perlait sur ses tempes. J’ai pensé aussi à son entrée, à Jérusalem avec de grands cris, des palmes vertes, etc., la fresque de Flandrin que nous avons vue ensemble à Saint-Germain-des-Prés, la veille de mon départ.(…) Jérusalem est un charnier entouré de murailles. Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises : (idée forte). Il y a quantité de merdes et de ruines. Le Juif polonais avec son bonnet de peau de renard glisse en silence le long des murs délabrés, à l’ombre desquels le soldat turc engourdi roule, tout en fumant, son chapelet musulman. Les Arméniens maudissent les Grecs, lesquels détestent les Latins, qui excommunient les Coptes. Tout cela est encore plus triste que grotesque. (…) Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace, il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! (…) Comme art, il n’y a rien que d’archi-pitoyable dans toutes les églises et couvents d’ici. (…) Et puis, et surtout, c’est que tout cela n’est pas vrai. Tout cela ment, tout cela ment. Après ma première visite au Saint-Sépulcre, je suis revenu à l’hôtel lassé, ennuyé jusque dans la moelle des os, J’ai pris un saint Matthieu et j’ai lu avec un épanouissement de cœur virginal le discours sur la montagne. [« Heureux les pauvres en esprit car le royaume de Dieu est à eux » etc. Matthieu, 5,3]. Ça a calmé toutes les froides aigreurs qui m’étaient survenues là-bas. On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, pas de sainteté, va te faire foutre. [Il raconte qu’un prêtre lui a donné une rose qu’il a arrosée d’eau de fleur d’oranger avant de la poser sur la pierre] Je ne sais alors quelle amertume tendre m’est venue. J’ai pensée aux âmes dévotes qu’un pareil cadeau et dans un tel lieu eût délectées et combien c’était perdu pour moi. Je n’ai pas pleuré sur ma sécheresse ni rien regretté, mais j’ai éprouvé ce sentiment étrange que deux hommes comme nous éprouvent lorsqu’ils sont tout seuls au coin de leur feu et que, creusant de toutes les forces de leur âme ce vieux gouffre représenté par le mot amour, ils se figurent ce que ce serait… si c’était possible. Non, je n’ai été là ni voltairien, ni méphistophélique, ni sadiste. J’étais au contraire très simple. (…) Mais en revanche, c’est un crâne [terme qu’il utilise fréquemment pour signifier une qualité remarquable] pays, un pays rude et grandiose qui va de niveau avec la Bible. Montagnes, ciel, costumes, tout me semble énorme. »
Et, dans cette même lettre, un peu plus loin :
« A Beyrouth, nous avons fait la connaissance d’un brave garçon, Camille Rogier, le directeur des postes du lieu. C’est un peintre de Paris, un de la clique Gautier [Théophile Gautier avec lequel il aura des relations très amicales], qui vit là en orientalisant. Cette rencontre intelligent nous a fait plaisir. Il a une jolie maison, un joli cuisinier, un vit énorme auprès duquel le tien est une broquette. Quand il était à Constantinople, la réputation s’en était répandue et les Turcs venaient exprès, le matin, pour le voir (textuel). Il nous a donné une matinée de tendrons. J’ai foutu trois femmes et tiré quatre coups – dont trois avant le déjeuner, le quatrième après le dessert.(…) J’ai du reste révolté les femmes turques par mon cynisme, en me lavant la pine devant la société. Ce qui n’empêche pas qu’elles [les femmes de cette société] ne reçoivent très bien le postillon (…) Ce qui vous prouve, mon cher monsieur, que partout les femmes sont femmes ; on a beau dire, l’éducation ni la religion n’y font rien. Ça couvre seulement, un peu, ça cache, ça cache, voilà tout. (…) Ces dames étaient des femmes de la société, comme on dirait chez nous, et qui par l’entremise de la bonne maquerelle faisaient des passes pour leur plaisir et aussi pour un peu d’argent. »
Le contraste manifesté dans la même lettre, donc dans le même temps, entre l’homme, « esthétique » ému du saint-sépulcre et la « bête » de Beyrouth (qui rappelle celle d’Egypte) évoque sa relation avec Louise Colet, en particulier la violence des critiques de certains de ses écrits.
Voici un extrait d’une lettre écrite le 20 aout 1853 : « J’ai corrigé tous tes Contes. Il n’y en a qu’un auquel je n’ai pas touché, et qui ne me semble pas retouchable, c’est Richesse oblige. Franchement, il est détestable de fond et de forme, et le pis est qu’il est très ennuyeux. Mille choses y blessent la délicatesse. Je crois que le meilleur est de l’enterrer. » Délicatesse, dit-il….
Le lendemain, il lui enverra une très longue lettre ou l’on trouve, juxtaposés :
– « Oui, je soutiens qu’il faut faire dans son existence deux parts : vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. Les satisfactions du corps et de la tête n’ont rien de commun.(…)
– « L’Art est assez vaste pour occuper tout un homme. En distraire quelque chose est presque un crime, c’est un vol fait à l’Idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle et le cœur, comme un rameau chargé de pluie, ressemble aux secousses de soi. » (…)
– « Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Tu es et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C’est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. »
(à suivre)
PS. Quand je pense à ma (re)lecture du soir de Balzac (actuellement Illusions perdues) – je le dis comme ça vient – je me réjouis à l’idée de retrouver l’humanité… intégrale. Oui, je préciserai. Un peu plus tard.