Supposez un appareil capable de repérer et de vous faire voir tous les composants d’un Corps (physique, chimique, humain, peu importe) : de l’organe à la cellule en passant par les composants de la cellule, etc., et capable en même temps de mettre en évidence les relations de ces composants entre eux.
Pour le faire fonctionner, il y a là un biologiste qui est aussi physicien et chimiste.
Après avoir mis en route l’appareil qui vous permet donc de voir tous ces composants du Corps, il vous explique que chacun d’eux est lui-même non seulement un corps visible (vous les avez tous devant les yeux), mais aussi un esprit, lui invisible, autrement dit que chaque composant est un corps/esprit ou esprit/corps. Exactement comme le Corps dont ils partagent la nature.
Il vous montre ensuite comment chaque corps/esprit interagit avec les autres par des flux et comment chacun émet et reçoit ces flux. Chaque corps/esprit a en effet la capacité de choisir les flux qu’il émet et ce qu’il fait de ceux qu’il reçoit. Car chaque corps/esprit a un accès possible à la liberté.
Maintenant, supposez que ce Corps est l’Univers, le Monde, le Tout, et que chaque composant, dont l’homme, tient de la nature de ce qui constitue ce Tout : il en est une manière d’être, particulière, selon qu’il est un être humain, un être animal, un être végétal, un être minéral, chacun d’eux étant constitué de ce qui constitue ce Tout.
Alors…
Si cette approche très imparfaite fait vibrer en vous quelque chose,
Si vous vous sentez concerné(e) par cette représentation de vous (et de tout ce qui existe) dans votre rapport au Monde, à l’Univers, au Tout,
Si vous n’avez pas besoin d’un Dieu/Père tout puissant créateur,
Si vous pensez que la personne que vous êtes meurt dans l’éternité de la vie,
Si vous pensez que bien et mal sont des notions insatisfaisantes pour guider vos choix,
Si vous vous interrogez sur ce que peut être le champ de votre liberté,
Alors, vous pouvez ouvrir l’Ethique de Spinoza.
Avec beaucoup de précautions.
C’est à la fois la lumière et l’aveuglement de la lumière.
Et puis, il y a le langage, le vocabulaire, les concepts.
Spinoza écrivait en latin qui était la langue utilisée encore au 17ème pour ce type d’ouvrage. Le livre que nous lisons en français est donc une traduction.
Un exemple : il commence par des Définitions.
Et la première est celle-ci :
« Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, c’est-à-dire ce dont la nature ne peut être conçue que comme existante.»
Cette définition, pour compliquée qu’elle puisse apparaître au premier abord, (que veut dire « cause de soi » et « l’essence enveloppe l’existence » ?) n’est ni plus ni moins que l’expression exacte d’un questionnement qui préoccupe l’homme depuis qu’il existe : d’où vient le monde ? A-t-il été créé ? Par qui ? Sinon, a-t-il une origine, une fin ? Etc.
Les Grecs de l’antiquité ont commencé par y répondre non par le créationnisme, mais par une tentative d’explication, disons de type matérialiste. La mythologie grecque explique en effet l’origine par le Chaos (sans pouvoir évidemment dire autre chose que Chaos est Chaos) puis l’émergence de puissances : d’abord la Nuit (Erèbe), puis la Terre (Gaia) qui donne naissance au Ciel (Ouranos) qui vont engendrer tout le reste… dont les dieux de l’Olympe. Ce n’est que peu à peu, que Zeus (Jupiter latin) va changer de statut et devenir le père des dieux et des hommes.
La Bible, elle, propose d’emblée l’explication créationniste : c’est Dieu, disposant de la toute-puissance, Dieu le Père tout Puissant, qui crée le monde.
Ce qui conduit à reposer les questions : d’où vient Dieu ? A-t-il été créé ? Etc.
S’il a été créé, cela veut dire qu’il n’a pas la toute-puissance et la question recommence… sans fin.
Pour arrêter le questionnement, Dieu est donc défini comme un être existant de toute éternité, de lui-même, par lui-même.
Autrement dit, explique le catéchisme, il est sa propre cause, et son essence (ce qui le constitue) contient, enveloppe son existence (ce qu’il est en tant qu’être existant) : on ne peut donc pas concevoir Dieu autrement qu’existant par lui-même et de lui-même.
C’est exactement le sens de la première définition, citée plus haut, de l’Ethique.
Mais ce n’est évidemment pas un hasard si cette définition propose d’emblée des concepts (cause de soi, essence, nature) et si, d’emblée, elle ne fait aucune référence à Dieu.
Spinoza ne croit pas au créationnisme.
Il vit à une époque (17ème siècle), dans un lieu (Les Provinces-Unies, la Hollande actuelle) et appartient à la communauté religieuse juive (ses parents, sont des juifs marranes – convertis de manière formelle au catholicisme – qui ont quitté l’Espagne et le Portugal pour échapper à l’Inquisition) qui ne tolère pas qu’on puisse mettre en cause le discours de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible, le Pentateuque)
La pensée dominante de l’époque voudrait entendre et lire : « Par cause de soi, j’entends Dieu… » et non « ce dont… » : ce dont n’est pas un être comme est censé l’être Dieu le Père créateur, mais, dans un premier temps, une abstraction, une idée.
Dieu arrive seulement dans la 6ème définition : « Par Dieu, j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs, chacun d’eux exprimant une essence éternelle et infinie. »
Autrement dit, Dieu est une substance que Spinoza précisera plus loin, dans la quatrième partie du livre : Deus sive Natura = Dieu, autrement dit la Nature.
Ce qui veut dire clairement que le Dieu Père Tout Puissant Créateur du Monde des religions juive et chrétienne est une créature des hommes, bref qu’il n’existe pas.
Spinoza sera exclu de la communauté juive et la seule œuvre qu’il publiera de son vivant le Traité Théologico-politique (lecture critique de la Bible) lui vaudra l’animosité sinon la haine des juifs, des catholiques, des protestants… en gros de tous ceux qui ont besoin d’une explication transcendantale.
Ce n’est pas tout.
Spinoza, à la manière d’un mathématicien utilisant des axiomes, procédant par déduction, démonstration, développe sa pensée dans une architecture géométrique.
Chaque étape de la pensée est articulée avec les autres, chacune renvoie à une ou à plusieurs étapes antérieures, la démonstration avance dans un schéma précis, rigoureux… qui pourrait s’apparenter à un vertige.
Dans son Spinoza Philosophie Pratique (Editions de Minuit – 1981), Gilles Deleuze (1925-1995) cite en exergue un extrait du roman de l’écrivain américain Bernard Malamud (1914-1986) The Fixer (L’homme de Kiev) dont l’histoire se déroule en Russie au début du 20ème siècle.
Un juif, Yakov Bok, dont le métier est d’être réparateur (en toutes choses), qui lit et relit l’Ethique de Spinoza, est accusé du meurtre d’un jeune chrétien. Après beaucoup d’acharnement contre lui, il sera finalement innocenté.
Là, il comparaît devant un juge qui lui demande :
« Dites-moi ce qui vous a conduit à lire Spinoza. Le fait qu’il était juif ?
– Non, votre honneur, je ne savais même pas qu’il l’était quand je suis tombé sur son livre. Et d’ailleurs, si vous avez lu l’histoire de sa vie, vous avez pu voir qu’à la synagogue on ne l’aimait guère. J’ai trouvé le volume chez un brocanteur à la ville voisine ; je l’ai payé un kopek en m’en voulant sur le moment de gaspiller un argent si dur à gagner. Plus tard, j’en ai lu quelques pages, et puis j’ai continué comme si une rafale de vent me poussait dans le dos. Je n’ai pas tout compris, je vous l’ai dit, mais dès qu’on touche à des idées pareilles, c’est comme si on enfourchait un balai de sorcière. Je n’étais plus le même homme…(…) »
Le balai de sorcière…
Le livre n’a pas pour objet une pure spéculation intellectuelle mais la découverte des conditions qui permettent à l’homme d’être un être libre pour atteindre un état que Spinoza appelle béatitude, en réalité une manière d’être.
L’Ethique propose donc un mode de vie.
Cinq parties le composent : 1 – de* Dieu / 2 – de la nature et de l’origine de l’Esprit / 3 – de la nature et de l’origine des Affects / 4 – de la Servitude humaine ou de la Force des Affects / 5 – de la puissance de l’Entendement ou de La Liberté Humaine.
* de = au sujet de.
Tout se joue donc en nous. C’est nous qui décidons. Non en fonction d’un libre-arbitre (nous sommes déterminés par des lois physiques, biologiques, entre autres) mais de la liberté qui est une conquête. L’Ethique en est un outil.
En tant que corps/esprit indissociable nous avons à expérimenter sans cesse, au quotidien, des situations qui se manifestent en nous par des affections, des affects ; ex : je suis en présence de quelque chose ou de quelqu’un : ce qui vient d’eux, est en même temps corps et esprit et me concerne en tant que corps et esprit (ex : l’émotion perçue + l’idée de cette émotion, sa conscience). Le résultat peut être mauvais, une diminution de ma force de vie (tristesse) ou bien bon, une augmentation de cette force (joie).
Donc : la Nature (substance), ses attributs (qualités) dont seules l’étendue (le corps) et la pensée (esprit) sont perceptibles par l’homme (ils le constituent) – ce qui veut dire qu’il y en a une infinité d’autres que nous ne connaissons pas – qui n’est, au même titre que tout ce qui est vivant, qu’un mode, une manière d’être de la Nature.
C’est cette démarche de connaissance qui peut nous aider à acquérir la liberté pour aboutir, donc, à la béatitude qui n’a rien d’un « béat donné » mais tout de l’aboutissement à un état d’adéquation avec le vrai.
Le vrai…
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi » disait Montaigne pour expliquer son amitié avec Etienne de La Boétie.
D’un point de vue spinoziste, cela voudrait dire que le corps/esprit Montaigne et le corps/esprit La Boétie entre mutuellement dans des rapports de convenance liée à ce qu’ils ressentent l’un en face de l’autre, à l’idée qu’ils ont de l’un et de l’autre et à l’idée qu’ils se font de l’un et de l’autre.
L’Ethique explique comment tout cela fonctionne.
A quoi bon, si ça fonctionne tout seul ?
C’est que ce qui émane de nous et des autres ne produit pas toujours une joie comparable à l’amitié de ces deux hommes, mais ce que Spinoza appelle des passions tristes qui induisent des actions mauvaises et pour nous et pour les autres.
Le ressort humain, selon Spinoza, c’est le désir, l’appétit de qui nous prend corps et esprit en même temps.
Il est constitué du corps et de la conscience du corps dans le fait d’être, d’exister, et dans le fait de persévérer dans son être (en latin conatus).
Autrement dit, une dynamique.
La morale du bien et du mal n’a rien à faire dans cette entreprise humaine. Seuls comptent ce qui convient ou ne convient pas, autrement dit le bon et le mauvais.
Comment les distinguer ? Je ne choisis pas une chose parce qu’elle est bonne, dit Spinoza, mais c’est parce que je la choisis qu’elle est bonne. Que ce soit un objet (un aliment) ou une valeur (désintéressement).
Ce qui implique, bien sûr, une définition de ce qu’est choisir, de ce qu’est exactement l’objet que je choisis, finalement, un rejet de la spontanéité en tant que moyen de connaissance.
La visée de l’Ethique ?
Parvenir, en tant qu’essence (homme) à me reconnaître dans la Nature (substance), être en harmonie avec elle, non de manière purement intellectuelle, mais en vivant cette harmonie par la connaissance de mes désirs, dans mon rapport avec moi-même et avec les autres.
Un dernier mot.
L’Ethique m’avait été conseillé par un ami professeur de philosophie avec qui je parlais de ma conception du Tout.
Je n’avais d’autre formation philosophique que celle – ô combien ratée ! – de ma classe terminale littéraire.
J’ai acheté le livre.
D’abord, je n’ai pas compris grand-chose.
Et puis, peu à peu, lentement, j’ai commencé à sentir ce qu’explique Yakov Bok au juge qui l’interroge.
Je dirais que l’Ethique n’apporte pas la réponse, mais qu’il est l’outil de sa construction, sans fin, comme peut l’être la Nature dont nous sommes.
Je vous souhaite, à vous aussi, d’enfourcher le balai de sorcière.