E. Macron et « en même temps »

                                                      L’affirmation et les slogans

E. Macron, au meeting de Bercy, en avril 2017, huit jours avant le premier tour de la présidentielle :

« (…) Il y a dans cette expression (= en même temps) le refus de penser de manière grillagère dans des cases préétablies, mais surtout la prise de conscience que les problèmes à traiter ne se réduisent pas à un dilemme entre le blanc et le noir, à un manichéisme réducteur et appauvrissant. (…) Je choisis la liberté et l’égalité. Je choisis la croissance et la solidarité. Je choisis l’entreprise et les salariés. Je choisis, comme le général de Gaulle, le meilleur de la gauche, le meilleur de la droite et même le meilleur du centre… Je choisis l’amour de notre histoire et l’ambition du changement ; la France forte et l’Europe ambitieuse; les racines et les ailes. (…) Je veux que nous soyons un grand pays, un pays fort, mais en même temps, oui, en même temps, un pays solidaire (…)  » 

                                                    Compatibilité/incompatibilité

« En même temps » implique deux ou plusieurs actes compatibles simultanément.

Ex : je prépare le repas et en même temps j’écoute la radio : il n’y a pas d’incompatibilité dans la mesure où ni les mains ni les oreilles ne requièrent pour elles-mêmes l’exclusivité de mon activité cérébrale. Ces deux activités sont donc compatibles (avec des nuances) sauf si je suis un chef cuisinier en train d’expérimenter une recette compliquée : la préparation du repas demande alors une concentration telle qu’elle mobilise l’essentiel sinon la totalité de mon attention.

Le « en même temps » ne fonctionne donc pas si deux activités sont incompatibles dans ce même temps, plus ou moins long : je ne peux pas être en même temps « au four et au moulin », je n’ai pas le droit de  conduire d’une main  et en même temps d’utiliser de l’autre mon téléphone portable etc.

                                                                   Dialectique

A et B ne pouvant être réalisés ou combinés « en même temps » qu’à la condition d’être compatibles, le « en même temps » exclut la contradiction et sa résolution ; considéré sous cet angle, il est le contraire de la dialectique qui est précisément la résolution de contradictions.

Deux exemples.

– la combinaison d’un atome d’oxygène avec deux atomes d’hydrogène donne une molécule d’eau. L’atome d’oxygène d’une part et les deux atomes d’hydrogène d’autre part ne sauraient être en même temps une molécule d’eau. C’est leur disparition en tant qu’éléments distincts qui produit un élément nouveau.

– la représentation insupportable de la mort fait naître l’idée de l’immortalité, jusqu’au moment où leur combinaison les élimine pour produire l’idée d’éternité.

                                                                   Confusion

Le manichéisme (le bien, le mal en tant que principes séparés) n’a à voir ni avec le « en même temps » ni avec la dialectique : il s’agit d’une morale, arbitraire comme toutes les morales (cf. G.W. Bush décrétant « l’axe du mal » pour justifier son invasion de l’Irak).

E. Macron l’invoque sur le mode de l’ironie pour signifier que les oppositions/contradictions sont des constructions artificielles et qu’il suffit de décider qu’elles disparaissent pour qu’apparaisse un monde miraculeusement « un », lisse et harmonieux.

En politique par exemple.

Le « en même temps » de la droite, de la gauche et du centre dans ce qu’ils ont de « meilleur »  signifie que les trois sont compatibles, donc que les oppositions qu’ils recouvrent ne sont que des constructions idéologiques dépassées.  

Mais ce « meilleur », quel est-il exactement ?

Il n’est pas précisé, et pour cause : mis à part le constat banal que les gens de gauche, de droite et « même » ( ! ) du centre ont en commun de naître, de vivre et de mourir, de respirer, de se nourrir et d’aller chez le coiffeur… tout ce qu’on pourra  dire –  hors de la réalité historique de l’opposition philosophique/politique entre droite et gauche, dans la société et chez l’individu lui-même – sera des platitudes du même genre.

De ce point de vue, le  « en même temps » le plus intéressant et le plus éclairant des intentions d’un candidat qui se proclamait ni de gauche ni de droite ni (explicitement) du centre, bref, d’une essence autre – référence au héros mi-dieu mi-homme – est «  je choisis  l’entreprise et les salariés ».

L’implicite étant que les politiciens qui ne les choisissent pas « en même temps » mais les opposent sont archaïques, dépassés. Les choisir en même temps serait donc une position neuve, moderne.

Seulement, voilà : « l’entreprise » contient « les salariés ».

Que signifie donc cet étrange « en même temps » aussi tautologique que serait « je choisis en même temps la voiture et le moteur » ?

Il faut entendre  « je choisis l’entreprise privée et les salariés ». S’il ne prononce pas « privée » c’est pour évacuer la référence contraire « publique » et parce que « privé » contient « patronat ».  

Il ne « peut » pas le dire parce que l’histoire politique est nourrie du débat  privé/public et que l’histoire sociale ne cesse de rappeler que patronat et salariés représentent des intérêts différents sinon contradictoires, enjeux de luttes toujours d’actualité entre les organisations patronales et salariales, et qu’à moins de répéter les banalités du commun de l’existence au premier degré (voir plus haut), il n’est pas possible de les choisir « en même temps » sous peine d’avouer « en même temps » qu’un tel choix idéologique, historiquement de droite, n’a rien de nouveau.

Le message envoyé est double : l’entreprise ne peut être que privée et l’opposition entre patronat et salariés est une vue de l’esprit. En d’autres termes, il n’y a pas d’autre voie que le capitalisme.

                                                                     Artifice

Cet « en même temps » qui vise à faire croire qu’il résout une contradiction et qu’il est une nouveauté en politique est donc un artifice.

Et l’enjeu pour l’artificier était d’offrir à ses partisans réunis à Bercy un feu de mots d’artifice nourri de lyrisme : l’amour et l’ambition, les racines et les ailes…

Chaque « en même temps » fut donc chaque fois salué par l’expression hystérique d’un enthousiasme* général.

Si l’on écoute très attentivement l’enregistrement, il y eut quand même parfois un quart de seconde d’hésitation et une légère baisse d’intensité après l’énoncé des deux objets du « je choisis », comme si leur contradiction n’était pas aussi fictive que voulait le persuader l’orateur dont l’enthousiasme savamment étudié, lui, était à la mesure de l’artifice produit. Le temps, pour l’assistance, de se rappeler qu’elle était venue pour regarder le doigt qui montre la lune.

*Etre enthousiasmé, c’est littéralement être envahi, possédé par une force divine, autrement dit ne plus disposer de sa lucidité.

                                                         Derrière la provocation                                               

Dans sa justification du « en même temps », proclamant son  « refus de penser de manière  grillagère »  (= la cage, la prison), E. Macron revendique un mode de paraître, de parler, de raisonner radicalement nouveau  et se revendique « en même temps » du général de Gaulle.

C’est cette stature construite, voulue atypique, qui lui permettra de confier en un faux aparté,  un an plus tard, cette fois en tant que président « On met un pognon de dingue dans les minima sociaux et les gens ne s’en sortent pas » (juin 2018)

Il y a un « en même temps » implicite qui devrait « normalement » prouver la pertinence de l’octroi  des minimas sociaux : on donne des minima sociaux et en même temps les gens s’en sortent ;  là, ça marche. Comme ce n’est pas ce qui se produit, il s’agit non d’argent (noble) mais de pognon (dépréciation) de dingue (sommes folles jetées par les fenêtres par des fous).  

Seulement,  ce pognon – résultat de luttes sociales et politiques antérieures – est une aide financière qui vise à atténuer les difficultés de ceux qui sont dans la précarité ou la pauvreté. Il n’a aucune vocation à faire que ceux qui en bénéficient « s’en sortent », mais qu’ils soient un peu moins démunis. Pour un moindre mal.

Faire croire que l’aide financière de la collectivité est dingue (à mettre en regard avec « Je veux que nous soyons un grand pays, un pays fort, mais en même temps, oui, en même temps, un pays solidaire ») parce qu’elle ne permet pas à ceux qui la reçoivent de « s’en sortir », revient à dire que le pognon donné par  la sécurité sociale serait lui aussi de dingue  puisqu’il ne permet pas d’éviter la maladie.

La question de fond, importante, mais posée sur le mode de la provocation démagogique (avec sa réponse induite), est celle de la pertinence des minima sociaux : ne contribueraient-ils pas à nourrir la précarité et la pauvreté ? Ne seraient-ils donc pas non seulement inutiles mais pernicieux ? Donc, ne serions-nous pas dingues de donner autant d’argent pour un résultat nul ? Viser le moindre mal ne produirait-il pas le pire mal ?

Autrement dit : la cause de la précarité/pauvreté ne serait-elle pas à chercher chez les précaires/pauvres eux-mêmes ? N’en seraient-ils pas responsables ? Pour les inciter à « s’en sortir », ne faudrait-il pas cesser d’être « dingue » pour devenir raisonnable et supprimer purement et simplement les minima sociaux ?

A suivre.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :