Ce qui fait sortir la musique de Bach de l’église où sa pertinence liturgique n’est que de commande, ce qui l’en expulse (dans le sens de l’accouchement), c’est ce qu’elle dit du rapport entre le corps et l’esprit, que traduit l’art du contrepoint (la fugue, particulièrement) et sa combinaison avec l’harmonie ; autrement dit, la superposition de lignes mélodiques qui courent, comme la pensée, vers l’infini de l’horizontalité (cf. la fugue en la mineur BWV 578 – article du 19/06/2021) et de la verticalité (les infimes variations d’arpèges, par exemple le premier prélude du Clavier bien tempéré), combinées avec les enchainements d’accords (verticalité) accompagnant une mélodie (horizontalité) – ex : les chorals, dont un des plus remarquables est celui répété aux entrées 15, 17, 44 et doublé en 54 – un ensemble qui fait vibrer l’organisme et de la pensée et du corps, particulièrement les compositions pour l’orgue, elles aussi objets d’incessants enregistrements et adaptations.
Organisme et orgue ont la même étymologie (grec organon : machine, organe > latin organum). Le souffle de l’instrument, l’infinie variétés des jeux et des registrations, sont, jusqu’aux claquements du pédalier, l’expression matérielle d’une énergie dont la puissance, concentrée dans une machine, fait trembler les vitraux de l’église.
La fugue en ré mineur (pour orgue) que j’évoquais, est exemple de ces combinaisons horizontales et verticales caractéristiques de l’œuvre de Bach. On peut en voir et écouter sur Youtube des enregistrements que je trouve dans l’ensemble d’exécution trop rapide au point de produire parfois un « fouillis » appauvrissant. Nous devons à Glenn Gould une redécouverte de Bach, notamment par le tempo lent (cf. l’aria des Variations Golberg – version 1981). Cette fugue se termine par un enchaînement d’accords modulés dans les trois dernières mesures dont la toute dernière est occupée par le seul accord final en ré mineur, un exemple de la démarche de profondeur que j’évoquais précédemment.
La Passion se termine sur un semblable accord (si mineur) de profondeur qui conclut le dernier choral interprété par les chœurs I et II en mode harmonique : « En larmes nous nous inclinons (…) Repose dans la paix (…) La conscience angoissée trouve un réconfort dans ton tombeau et mes yeux ravis se fermeront doucement. »
Il n’y a dans cette conclusion (texte et musique) aucune référence à la résurrection qui constitue pourtant l’essentiel de l’heureux message qu’est l’évangile. La présentatrice de l’émission hebdomadaire du Bach du dimanche (7 h 00 > 9 h 00 sur France Musique) qui diffusait récemment ce choral en fit la remarque, et ajouta seulement qu’il fallait attendre Pâques, trois jours plus tard.
Ce que chantent les deux chœurs et l’orchestre dit exactement le contraire : aucun drame, pas la moindre angoisse, aucune attente de quoi que ce soit, mais une harmonie réconciliatrice dont les reprises qui parviennent à abolir le temps – sans fin mélodique, elles pourraient continuer à l’infini – pourraient être une représentation de l’éternité.
Considérée sous cet angle, la Passion selon Bach – l’expression musicale sans doute la plus complète de l’essence de son discours – est une illustration de ce qu’est la transcendance dans l’immanence – donc débarrassée de sa cangue métaphysique religieuse – en ce sens que la combinaison du contrepoint et de l’harmonie – et à ce niveau-là, elle fait de Bach la référence absolue – est celle de de la pensée et des affects, de l’esprit et du corps. Il ne s’agit pas d’une métaphore mais d’un réel, concret, mesurable si l’on veut.
Dans son essai Phénoménologie de la transcendance (Edition d’écart), la philosophe Sophie Nordmann s’évertue à définir une transcendance hors du champ religieux.
Elle recourt au concept « d’idéal de l’Humanité » : « C’est en accédant à l’idéal de l’Humanité – autrement dit, à l’impératif du respect absolu de l’incommensurabilité au monde – que l’être humain entre dans un rapport d’incommensurabilité au monde » (p. 188) « On peut reconnaître que l’être humain est, en tant que tel, un être vivant au même titre que les autres, mais qu’il entre dans un rapport d’incommensurabilité au monde et aux autres êtres à partir du moment où, accédant à l’idéal de l’Humanité, il sort du monde par la pensée. » (p.190)
Je pense plutôt que, dans la cadre d’une philosophie de l’immanence – si l’on veut, l’homme sans Dieu – la transcendance est dans un rapport au monde non d’incommensurabilité mais au contraire d’identité essentielle.
C’est en tout cas ce que me dit la musique de Bach.