Oui… il y aura une fin 2.
Il ressort de ces observations que la musique de la Passion n’est pas une musique d’accompagnement du récit, et c’est bien l’impression d’une distorsion, ou, si l’on préfère, d’une énigme, qui est à l’origine de mon questionnement.
Autrement dit : celui qui connaît le récit de l’Evangile de Matthieu et ne maîtrise pas la langue allemande, ce mélomane non germanisant, qui n’a pas sous les yeux le livret traduit, ne comprend pas les textes de la Passion chantés en allemand et cherche forcément une cohérence entre la tonalité de la musique et celle du récit qu’il connaît.
Je ne suis pas germaniste et je connais assez bien l’Ancien Testament, plus encore le Nouveau (Evangiles – Actes des Apôtres) qui ont été le composant principal de ma « culture première », comme ils le furent pour beaucoup, en ce temps-là, et depuis des siècles, et dans une mesure nettement moindre, aujourd’hui encore.
L’écoute de cette Passion de Bach fut donc surprenante : ce que j’entendais ne correspondait pas toujours, loin de là, au récit de l’épouvantable mort du fils de Dieu, trahi, abandonné, moqué, flagellé, désespéré, crucifié à cause des péchés des hommes – tous les hommes, ceux d’avant, de pendant et d’après, donc nous – coupables d’une abomination qui n’incitait pas à frapper dans ses mains ou taper sur une batterie pour marquer un rythme qui donnait souvent plutôt envie de se réjouir que de pleurer.
Il y avait donc un sérieux problème qu’approfondit encore, comme je l’ai montré, le texte traduit.
Et même si l’évangéliste rappelle à maintes reprises que ce qui arrive ne pouvait pas ne pas arriver, parce que c’était écrit à l’avance (jusqu’à l’achat du champ du potier avec les deniers de la trahison finalement rendus par Judas avant son suicide), l’idée que ce plan de sauvetage était une invention des hommes et non d’un Dieu-Père aimant, cette idée, qui permet de réaliser en cessant de marcher sur la tête et en retombant sur ses pieds ce qu’est est capable d’imaginer la misère humaine pour exorciser l’angoisse de sa mort, cette idée – j’y viens – n’émergeait pas encore de l’écoute d’une musique dont le déchiffrage était d’autant plus difficile qu’elle était forcément, nécessairement, un discours de foi, puisqu’elle avait été composée par un musicien croyant pour des offices religieux – oui, il était protestant, ne croyait ni à la vierge Marie ni à l’infaillibilité du Pape, mais, bon, il était quand même chrétien.
En ce temps dont je parle, la musique religieuse de Bach était bien plus connue et célébrée que ses compositions profanes – celles, pour piano, étant considérées plutôt comme pédagogiques (le clavecin bien tempéré) ou savantes (Variations Goldberg) – qui se résumaient souvent aux Concertos brandebourgeois et à la badinerie (Suite orchestrale n°2 en si mineur – BWV 1067).
C’est peut-être ce qui permet de comprendre pourquoi sa musique ne connut pas en son temps l’engouement qu’elle suscite aujourd’hui et pourquoi elle fut ignorée pendant près d’un siècle.
De son vivant, elle était bien liturgique mais ne correspondait pas vraiment aux critères du discours religieux, et après sa mort, commença à se lever en Europe le vent d’une révolution qui, entre autres actes libérateurs, enfonça un coin de dissociation entre musique et religion, jusqu’à permettre, dans tous les domaines de l’existence individuelle, l’émergence du « je », questionnant par tous ses organes – dont les oreilles –, interdit jusque-là par le totalitarisme politique et théocratique. En d’autres termes, il fallut ce long temps à la musique de Bach pour sortir de l’église, comme, quelques siècles plus tôt, il en avait fallu au théâtre.
Ce qui conduit à s’interroger sur le contenu du discours de cette musique, composée à des fins de liturgie religieuse et qui est, essentiellement, tout… sauf ça.
Ce questionnement est un élément de la problématique de la musique, que j’ai déjà tenté de construire dans les articles précédents traitant de la musique : pourquoi et pour quoi la musique ? et, en l’occurrence, en quoi celle de Bach possède-t-elle ce caractère si particulier qu’elle est la seule à susciter autant d’interprétations sans cesse renouvelées, de constructions modernes, d’adaptations innombrables, notamment par des ensembles de jazz (entre autres, le trio Play Bach de Jacques Loussier, Pierre Michelot et Christian Garros) ?
Un détour par le Miserere de Gregorio Allegri peut aider à trouver un chemin d’explication.
Légende ou pas, il est dit que cette œuvre du chapelain du pape Urbain VIII, composée en 1638, était exclusivement réservée à la chapelle Sixtine et que la diffusion de sa partition était frappée d’excommunication – Mozart, dit-on encore, sut la reconstituer après l’avoir écoutée une seule fois lors de son voyage à Rome.
Il faut écouter* pour comprendre pourquoi cette œuvre, polyphonique, chantée a cappella – sans accompagnement d’instruments – est entourée d’un tel interdit, réel ou imaginaire, peu importe.
Après une introduction polyphonique, il s’agit d’un dialogue entre une ligne de chant grégorien – interprétée par des voix d’hommes – et un chœur d’hommes et d’enfants.
La clé explicative est la note de contre-ut – un do à la limite du registre de la voix de soprano – non chantée, en ce sens qu’il n’y a pas de vibrato possible à cette hauteur, mais émise par un garçon qui n’a pas encore mué, autrement dit, un cri. Et c’est quoi, ce cri, exactement, poussé, là, par un jeune garçon, dans la polyphonie qui répond au grégorien asexué d’hommes, au milieu de surplis et de soutanes ? Au choix : celui de l’orgasme ou du viol. Ou les deux. D’où l’interdit d’extériorisation d’une représentation d’un quelque chose qui doit rester entre nous. Toutes choses égales, un interdit analogue peut expliquer la si longue dissimulation de l’Origine du monde (G. Courbet) – je veux dire égales s’agissant de la stratégie d’occultation élaborée par le déni dont on sait les ruses quand il est d’ordre sexuel.
* Youtube propose, entre autres, une interprétation (video) du King’s Collège de Cambridge. Tout est « dans son jus » : le chœur d’enfants et d’adultes, le chef, tous en surplis blancs et soutanes rouges sont la représentation d’un monde à la fois suranné et étouffant. L’interprétation est remarquable.