Gustave Flaubert (4)

1 – Première période de la correspondance (réf. édition des œuvres complètes du Club de l’Honnête Homme) : depuis sa première lettre –  à sa grand-mère (le 1er janvier 1830 – il a 9 ans) jusqu’à la lettre de rupture avec Louise Colet (le 6 mars 1855 – il a 34 ans) en passant par celles de son voyage (Egypte, Moyen-Orient, Grèce, Italie) du 29 octobre 1849 au début de juin 1851).

Au total : 595 lettres identifiées.

Je les ai lues avec l’intention de chercher un rapport de signification avec la singularité de l’œuvre.  

D’un côté, un corpus de textes privés non destinés à être publiés, de l’autre un  corpus littéraire écrit en vue de la publication.

En quoi l’un peut-il aider à identifier l’objet de l’autre ?

Dit autrement : en quoi les confidences de la personne à ses correspondants peuvent-elle nous aider à comprendre ce dont l’auteur nous parle en s’excluant de l’œuvre littéraire qu’il écrit. Impersonnalité, tel est en effet le maître-mot de la philosophie de l’auteur : être absent de son œuvre.

La dernière phrase de la première Education sentimentale [« Ici, l’auteur passe son habit noir et salue la compagnie. »] indique clairement qu’il n’est pas encore parvenu au « style » qu’il recherche et qu’il est obligé de dire explicitement ce qu’il saura plus tard exprimer sans le dire.

De quoi s’agit-il ? Essentiellement, du rien.

Voici ce qu’il explique à Louise Colet, dans une lettre datée du 16.01.1852 :

« Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies.(…) C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiomes, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses. »

On ignore la réponse de Louise Colet. Flaubert a brûlé toutes les lettres qu’elle lui avait écrites. Pour autant, les siennes sont significatives du malentendu sur lequel reposa leur relation. Si une rencontre de temps en temps convenait à Gustave qui vivait à Croisset, Louise, qui vivait à Paris, ne cessait d’en vouloir toujours plus et elle avait de l’amour une conception disons « classique » alors que lui voyait dans le présent de l’attirance amoureuse le filigrane du désenchantement propre à toute relation.

En témoigne cet extrait d’une très longue lettre qu’il lui écrivit le 6 août 1846, un mois après leur première rencontre :

« Depuis que nous nous sommes dit que nous nous aimions, tu te demandes d’où vient ma réserver à ajouter « pour toujours ». Pourquoi ? C’est que je devine l’avenir, moi ; c’est que sans cesse l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard, ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette. C’est ce qui fait que les spectacles joyeux me rendent triste, et que les spectacles tristes m’affectent peu. Je pleure trop en dedans pour verser des larmes au-dehors ; une lecture m’émeut plus qu’un malheur réel. (…) D’autres seraient fiers de l’amour que tu me prodigues, leur vanité y boirait à l’aise, et leur égoïsme de mâle en serait flatté jusqu’en ses replis les plus intimes. Mais cela me fait défaillir le cœur de tristesse, quand les moments bouillants sont passés ; car je me dis : elle m’aime ; et moi, qui l’aime aussi, je ne l’aime pas assez. Si elle ne m’avait pas connu, je lui aurais épargné toutes les larmes qu’elle verse ! (…) Tu crois que tu m’aimerais toujours, enfant. Toujours ! quelle présomption dans une bouche humaine !  Tu as aimé déjà, n’est-ce pas ? [Louise était mariée] Comme moi ; souviens-toi qu’autrefois aussi tu as dit : toujours. Mais je te rudoie, je te chagrine. Tu sais que j’ai les caresses féroces. N’importe, j’aime mieux inquiéter ton bonheur maintenant que de l’exagérer froidement, comme ils font tous, pour que sa perte ensuite te fasse souffrir davantage…Qui sait ? Tu me remercieras peut-être plus tard d’avoir eu le courage de n’être pas plus tendre. »

Ce manque de tendresse se retrouve dans les critiques qu’il lui fait de son travail littéraire. Louise recevait des écrivains chez elle, et elle écrivait, principalement de la poésie dont elle lui soumettait les ébauches.

Exemple : « Quel cas dois-je faire de ta critique louangeuse à mon endroit, quand je considère que dans tes propres œuvres tu te méprends si étrangement ? Et si c’était encore pour soutenir des excentricités, des traits originaux ! Passe encore. Mais non ! ce sont toujours des banalités que tu défends, des niaiseries qui noient ta pensée, de mauvaises assonances, des tournures banales. Tu t’acharnes à des misères. » (11.03.1853)

Ou encore : « J’ai corrigé tous tes Contes. Il n’y en a qu’un auquel je n’ai pas touché, et qui ne me semble pas retouchable, c’est Richesse oblige. Franchement, il est détestable de fond et de forme, et le pis c’est qu’il est ennuyeux. Mille choses y blessent la délicatesse. Je crois que le meilleur avis est de l’enterrer. » (20.08.1853)

Si Flaubert est impitoyable pour Louise, comme il l’est pour son ami le poète Louis Bouilhet, il l’est pour lui-même, dans la recherche de ce qu’il nomme le « style » en relation avec le rien.

(à suivre)

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