Gustave Flaubert (3)

La problématique de l’écriture.

Le 15 juillet 1839, il est en classe terminale, il aura 18 ans le 12 décembre et il écrit à Ernest Chevalier, un condisciple du collège de Rouen : «  Quant à écrire, j’y ai totalement renoncé, et je suis sûr que jamais on ne verra mon nom imprimé (…) j’ai choisi, je suis décidé : j’irai faire mon droit, ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai trois ans à Paris, à gagner des véroles, et ensuite ? Je ne désire qu’une chose, c’est d’aller passer toute ma vie dans un vieux château en ruine, au bord de la mer. »

Le 22 janvier 1842, trois ans plus tard, il est étudiant en droit, et il écrit à Gourgaud-Dugazon, son ancien professeur de lettres de cinquième : « Je continue à m’occuper de grec et de latin, je m’en occuperai peut-être toujours. J’aime le parfum de ces belles langues-là ; Tacite [historien latin du 1er siècle] est pour moi comme les bas-reliefs de bronze et Homère est beau comme la Méditerranée : ce sont les mêmes flots purs et bleus, c’est le même soleil et le même horizon. Mais ce qui revient chez moi à chaque minute, ce qui m’ôte la plume des mains si je prends des notes, ce qui me dérobe le livre si je lis, c’est mon vieil amour, c’est la même idée fixe : écrire ! Voilà pourquoi je ne fais pas grand-chose, quoique je me lève fort matin et sorte moins que jamais. Je suis arrivé à un moment décisif : il faut reculer ou avancer, tout est là pour moi. C’est une question de vie ou de mort. »

Je dirai, en écho, tout est là – ou presque : l’attirance pour la solitude et la Méditerranée, l’engouement pour la lecture  (auteurs anciens et modernes), et le rapport ambivalent avec l’écriture (« Quand j’aurai pris mon parti, rien de m’arrêtera, dussé-je être sifflé et conspué par tout le monde » – lettre précédente) et avec la publication : « Je ne sais pas comment j’ai été entraîné à te lire quelque chose ; passe-moi cette faiblesse. Je n’ai pu résister à la tentation de me faire estimer par toi. N’étais-je pas sûr du succès ? Quelle puérilité de ma part ! Ton idée était tendre de vouloir nous unir dans un livre : elle m’a ému ; mais je ne veux rien publier. C’est un parti pris, un serment que je me suis fait à une époque solennelle de ma vie. Je travaille avec un désintéressement absolu et sans arrière-pensée, sans préoccupation ultérieure.» à Louise Colet*, le 8 août 1846).

La suite est connue.

Ce rapport compliqué avec la publication pose le problème du rapport avec ce qui en est l’essence : le social. Etre lu, revient à sortir de la chambre de Croisset et s’exposer.

Mais exposer qui, exactement ?

Il écrivit la première Education sentimentale entre février 1843 et janvier 1845. Voici ce qu’il en dit dans la lettre du 16 janvier 1852 à Louise Colet : 

« Je suis étonné, chère amie, de l’enthousiasme excessif que tu me témoignes pour certaines parties de l’Education. Elles me semblent bonnes mais pas à une aussi grande distance des autres que tu le dis.(…) Les pages qui t’ont frappée (sur l’Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referais pas, mais je crois que les ferais mieux. (…) Oh, mon Dieu ! si j’écrivais le style dont j’ai l’idée, quel écrivain je serais ! (…) Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d‘aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit ; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. L’Education sentimentale a été à mon avis un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (…). J’ai échoué. »

Effectivement, ce roman (publié pour la première fois en 1910) est intéressant non pour lui-même (rien à voir, si j’ose dire, avec le Flaubert qu’on connaît) mais pour ce qu’il nous révèle d’un écrivain qui n’a pas encore trouvé le « style », comme il dit,  plus exactement l’idée, autrement dit sa philosophie de la vie et le moyen de l’exprimer.

L’accouchement sera difficile : « Sache donc que je suis harassé d’écrire. Le style qui est une chose que je prends à cœur, m’agite les nerfs horriblement. Je me dépite, je me ronge. Il y a des jours où j’en suis malade et où, la nuit, j’en ai la fièvre. Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’Idée. » Il écrit cette lettre à Louise Colet en octobre 1847, donc deux ans après avoir terminé le roman et cinq ans avant la lettre précédente, au moment où il est en train de rédiger avec son ami Maxime Du Camp le récit du voyage qu’ils firent – à pied – en Bretagne et qui sera publié sous le titre Par les champs et par les grèves.

Les deux bonshommes évoqués dans la lettre de 1852 sont distincts, littérairement parlant, dit-il : mais, sauf à limiter le contenu de la distinction à une question de forme – ce qui revient à évacuer l’idée qu’il mentionne en soulignant le mot – c’est l’exigence de la littérature en tant qu’exigence vitale qui explique les difficultés qu’il devra surmonter – entre autres par les gueulades : mais que gueulera-t-il exactement ? –  pour parvenir à résoudre la contradiction en abolissant la distinction des deux bonshommes.

* Il entretint avec Louise Colet une relation amoureuse conflictuelle sur laquelle je reviendrai.

(à suivre)

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