Le corps de la femme

Eva Illouz est sociologue. Elle intervenait le 14 mai, dans le cadre du thème décliné pendant la semaine dans Les matins de France-Culture : ce qui a déjà changé.

1 – Le coronavirus

« La crise a montré à quel point désormais nous vivons dans un seul monde. Personnellement, je n’ai jamais fait une expérience aussi aiguë et prononcée de la globalisation, c’est-à-dire finalement de la communauté de destin qui lie tous les hommes et les femmes de la planète »

Sous l’apparence d’un constat (la crise a montré) d’évidence, il y a un non-dit. Les deux concepts « globalisation » et « communauté de destin » renvoient à un lieu commun qui n’est certainement pas l’objet du discours, à savoir nous sommes tous mortels, le virus est là pour nous le signifier/rappeler –  du reste plus par son côté  insaisissable  que par son degré mortifère (en 1918-19, la grippe dite « espagnole », en réalité américaine (USA), a tué entre 50 et 100 millions de personnes).

Alors, qu’est-ce qui lui rend l’expérience aussi « aiguë et prononcée » ? La dimension et la vitesse des vecteurs d’informations ? Là encore, ce n’est pas très nouveau : il y a déjà plusieurs décennies que le temps de connaissance de l’événement s’est réduit jusqu’au point.

2 – Le corps de la femme

Cette question qu’elle aborde dans son intervention est contenue dans la problématique de la liberté, notamment sexuelle, et de la récupération du corps à des fins commerciales. Se référant à Marx, elle explique que « l’image du corps de la femme est devenue une unité monnayable » : il s’agit, ajoute-t-elle, d’une « transformation du capitalisme : le capitalisme exploitait le corps fort et musclé de l’homme  dans la mine ou  à l’usine, il s’agit maintenant d’exploiter un corps beau, mince [celui de la femme] et d’en faire de la plus-value. »

Elle commet là une erreur (grossière) que le journaliste ne relève pas, peut-être parce qu’il ne le sait pas.

Pour Marx, ce n’est pas le corps de l’homme-mâle qui est exploité, mais une force de travail (elle peut être celle des enfants, des femmes) et la plus-value n’est pas réductible au profit qu’on en tire. La représentation stéréotypée du corps de la femme (mannequin, star) est en réalité un paradigme en vue d’une production industrielle. Ce n’est donc pas le corps de la femme qui produit de la plus-value, mais le travail qui fabrique des marchandises (cosmétique, images…) dont la consommation est déterminée par cette représentation/instrumentalisation du corps. Il n’y a donc pas « transformation du capitalisme », mais la simple exploitation d’un créneau de consommation. Cette représentation du corps à des fins de production industrielle pourrait être rangée dans l’arsenal de l’idéologie chargée de définir les « besoins » du « consommateur » dont a besoin le capitalisme.

Ce flou de la pensée, ces approximations (il y en a d’autres dans son analyse du rapport entre le  foyer familial et le monde extérieur) signifient ce qui ressemble fort à un désarroi.

En témoignent son insistance sur la perception personnelle d’une expérience aiguë qui est pourtant manifestement générale, et les termes « globalisation », « communauté de destin » pour dire « mort pour tous et chacun  » sans prononcer le mot : le « nous sommes tous mortels » classique et théorique – il est  surtout destiné à l’autre et pour un futur indéterminé – ne fonctionne plus quand il semble, à tort ou à raison, que la mort brandisse sa faux d’apocalypse.

Quant à sa référence à Marx, elle apparaît comme la recherche d’un appui, peut-être même d’une béquille. Elle est à la fois douteuse dans la mesure où elle révèle la méconnaissance d’une donnée quand même élémentaire et problématique compte tenu de l’ambivalence de Marx.

Marx propose une analyse dangereuse (pour le capitalisme) en ce sens qu’elle met en lumière la réalité d’un processus caché : il est en effet plus commode et simple de dire que c’est l’homme (visible) qui est embauché plutôt que c’est sa force de travail (invisible) qui est exploitée, parce que cette « visibilité » permet d’éviter de voir que le montant originel du salaire est déterminé par le coût que représente la reproduction de cette force… Ainsi, Marx explique que la plus-value (+) est la différence entre le temps de travail nécessaire à la reproduction de la force de travail (x) et celui, dans lequel il s’inscrit, de la fabrication de l’objet/marchandise (x’), autrement dit : + = x’ – x.  Un jour ou l’autre le travailleur pourrait découvrir puis déclarer sur le ton de la revendication salariale qu’il n’est pas réductible à sa force de travail.

Marx est une référence très ambivalente en ce sens que l’analyse descriptive qu’il fait du fonctionnement du capitalisme rencontre un large assentiment et qu’en même temps sont rejetées les conclusions politiques qu’il en tire.

Le hiatus entre l’une (explication) et les autres (révolution) est peut-être instrumentalisé pour éviter de construire un discours (révolutionnaire) nouveau qui réponde aux peurs que suscitent la pandémie et le processus de la mutation climatique que nous observons et dont nous avons l’explication.

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