Si la satisfaction est une coïncidence (sujet/acte) qui ne questionne pas – elle va jusqu’à l’euphorie (du grec euphorein = porter facilement) – , le questionnement – dont le pourquoi ? – est suscité par une dissociation, à la fois conséquence et cause d’une insatisfaction qui cherche une réponse d’apaisement.
Les ambiguïtés du discours de Nietzsche – dont témoignent les tentatives de récupération – peuvent s’expliquer en partie par l’état d’insatisfaction inhérent à la permanence de sa maladie : on ne trouve en effet rien de tel ni chez Spinoza (de santé fragile et mort à 45 ans de phtisie) ni chez Montaigne qui souffrait de la « maladie de la pierre » (calculs rénaux)), l’un et l’autre irrécupérables. Pour le reste, il faut prendre en compte le paramètre du développement du capitalisme et ses conséquences (§ 6 et 8) qui se combinent avec le malaise personnel compliqué (comme pour Spinoza que ses parents destinaient au rabbinat) d’une remise en cause religieuse.
Le lien qu’il crée entre l’état de faiblesse et la recherche philosophique de la cause, en l’occurrence l’instinct de conservation, le conduit à la lecture réductrice déjà évoquée (§8) du conatus de Spinoza, qui pourrait être le signe d’un exutoire aux difficultés liées à ses souffrances – un mauvais procès qui lui sert de roboratif – :
« Vouloir se conserver soi-même, c’est l’expression d’un état de détresse, une restriction du véritable instinct fondamental de la vie qui tend à l’élargissement de la puissance et qui, fort de cette volonté, met souvent en question et sacrifie la conservation de soi. (…) Certains philosophes, comme par exemple Spinoza, le poitrinaire, ont considéré, ont dû justement considérer ce qu’on appelle l’instinct de conservation comme cause déterminante : – c’est qu’ils étaient des hommes en plein état de détresse. »(Le gai savoir – livre cinquième – Nous qui sommes sans crainte – 349)
En témoigne encore la cause caricaturale qu’il trouve pour dénigrer Darwin :
« Le darwinisme anglais tout entier respire une atmosphère semblable à celle que produit l’excès de population des grandes villes anglaises, l’odeur des petites gens, misérablement à l’étroit. » (id.)
La référence à des critères physiques dans la détermination de la cause sert aussi pour sa conception de l’esthétique, autre facette de la destruction/construction au marteau : « Comment on philosophe au marteau » est le sous-titre de Le crépuscule des idoles, écrit après le renoncement à son projet d’un livre qu’il voulait intituler La volonté de puissance – et publié en 1888 deux ans avant sa mort, alors que les effets de la maladie sont de plus en plus sensibles.
*Ce passage par l’esthétique sera le dernier avant la conclusion qui sera l’objet du prochain et dernier article traitant de la cause première : l’esthétique à ceci de commun avec la philosophie qu’elle ne sert à rien (dans le sens utilitaire) et qu’elle est un objet de discours infinis… dont un, très limité, qui sera proposé en post-scriptum de la conclusion. Histoire de finir en beauté…
Il présente ainsi le rapport causal entre le corps et l’esprit dans la naissance de l’esthétique :
« Rien n’est plus conditionnel, disons plus borné, que notre sens du beau. (…) Le « beau en soi » n’est qu’un mot, ce n’est même pas une idée. Dans le beau, l’homme se pose comme mesure de la perfection ; dans des cas choisis, il s’y adore. Une espèce ne peut faire autrement que de se dire à elle-même oui de cette façon. » (Le crépuscule des idoles – flâneries d’un inactuel – 19)
« Au point de vue physiologique, tout ce qui est laid affaiblit et attriste l’homme. Cela le fait songer à la déchéance, au danger, à l’impuissance. (…) Nous entendons le laid comme un signe et un symptôme de la dégénérescence : ce qui rappelle de près ou de loin la dégénérescence provoque en nous le jugement « laid ». (…) Ici une haine jaillit : qui l’homme hait-il ici ? Mais il n’y a aucun doute : l’abaissement de son type. (…) Dans cette haine il y a un frémissement, de la prudence, de la profondeur, de la clairvoyance – , c’est la haine la plus profonde qu’il y ait. C’est à cause d’elle que l’art est profond… (id.20)
Une précision avant la dernière étape annoncée : l’idée d’un article (finalement une série) sur la cause première n’était pas directement, en tout cas pas consciemment, liée à ma lecture de l’œuvre de Nietzsche. Après coup, je pense que sa forte ambivalence (j’ai plusieurs fois refermé le livre ouvert il y a des années) a été un facteur sinon déclenchant du moins important, en ce sens qu’elle m’a incité, au-delà de l’empathie pour les souffrances physiques et psychiques de cet homme tourmenté, de l’intérêt pour une écriture si passionnée et explosive, à m’interroger sur le rapport entre la création et la difficulté de vivre – avec la facilité, si elle existe ? – autrement dit à examiner le sens des mots – arts, littérature, philosophie etc. – appliquée à la création.
(à suivre)