LA CAUSE PREMIERE (10)

Considérer l’œuvre philosophique comme un conte-discours (§7) revient à dire qu’elle propose un récit dont les personnages du conte-récit sont remplacées par des idées-concepts dont les aventures ne sont plus annoncées par le « Il était une fois » d’un passé fictif, mais racontées sous la forme de l’analyse pour un questionnement qui concerne le fait d’être.

Voici un bref exemple du conte/discours nietzschéen, extrait de Le crépuscule des idoles (Flâneries d’un inactuel – 14 – Anti-Darwin) : « Les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts – c’est parce qu’ils ont le grand nombre, il sont aussi plus rusés… Darwin a oublié l’esprit (– cela est bien anglais !), les faibles ont plus d’esprit… Il faut avoir besoin d’esprit pour arriver à avoir de l’esprit,  –  (on perd l’esprit lorsque l’on n’en a plus besoin). »

Si le conte-récit utilise explore les méandres de l’esprit par l’imaginaire, le conte-discours les explore par la pensée systématisée, comme la science explore les méandres du corps par la sonde et le scanner.

Les problématiques de ces deux types de contes – comme celles des divers contes-discours eux-mêmes – sont à la fois différentes par les formes du récit et identiques en ce sens qu’elles ont pour objet les mêmes préoccupations propres à l’être humain (§7) : c’est en quoi le « Il était une fois » du conte-récit est, comme le questionnement du conte-discours, intemporel.

Ainsi, on lit toujours aux petits enfants les mêmes contes et on continue à lire les mêmes textes philosophiques. L’absence de rapport avec le contingent que signifie cette adresse à un invariant, rappelle et souligne leur inutilité pratique qui conduit certains à refuser de lire ou raconter des contes à leurs enfants, d’autres à rejeter la philosophie.

De cette non-connexion à la vie pratique et contingente découle la question : en quoi cet inutile – et l’inutile en général – nous est-il utile, sinon indispensable ? – elle sera abordée plus loin. 

Relativement au discours philosophique allemand habituel (Kant, Hegel, Schopenhauer), Nietzsche se singularise par le style et, pour son œuvre emblématique (Ainsi parlait Zarathoustra),  par le choix du récit, un conte-parabole – fils et petit-fils de pasteur, il envisagea le pastorat et c’est peu dire qu’il connaissait les Evangiles .  

D’autres avant lui ont fait le choix du récit : au 16ème siècle, Montaigne (Essais) nous prend par la main pour un voyage raconté à la première personne, et nourri de réflexions nées de lectures, d’expériences, d’événements ; au 18ème, Montesquieu (Les lettres persanes), Diderot (Le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste), Voltaire (Candide, Zadig, Moicromégas…), Rousseau (Emile), au 20ème, Camus (L’Etranger, La Peste), Sartre (La Nausée, son théâtre)  et, au tout début de la philosophie, il y a deux mille quatre cents ans, Platon, par les rencontres dialoguées dans la cité,  à la campagne ou chez des particuliers, entre Socrate, des amis, des contradicteurs avertis ou candides.  

L’émergence du concept, figure du récit-discours philosophique, ne va pas de soi dans la vie ordinaire : si Hegel que je rencontre au coin de la rue – j’ignore qui il est –  me demande « qu’est-ce qu’ici ? », la probabilité que je me lance aussitôt dans l’examen du concept (recherche expérimentale de l’esprit) est très faible ; je répondrai plutôt par l’endroit où nous nous trouvons (expérimentation sensible du corps).

En l’écoutant d’une oreille développer son analyse tandis que nous déambulons lentement en évitant de nous cogner aux réverbères,  je me dirai en m’écoutant de l’autre que tout cela est très compliqué et que je peux très bien vivre sans me poser la question de l’ici en soi.

Très bien vivre ou vivre très bien ? Je m’interrogerai un peu plus tard sur ce distinguo,  après que l’expérimentation m’aura poussé à me demander ce que sont, entre autres, l’amour, l’amitié, le bonheur… Démarche questionnante plus ou moins choisie, plus ou moins obligée qui m’amènera jusqu’au seuil – je le franchirai ou pas – qui ouvre sur l’immense univers tortueux et peuplé d’étranges figures de la philosophie.

Chercher ce qui fait passer de l’expérimentation au questionnement philosophique revient à chercher ce qui conduit l’enfant qui écoute le conte à demander  « dis,  pourquoi il y a trois ours… ? »

(à suivre)

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