LA CAUSE PREMIERE (9)

Le verbe grec aphorizein, d’où vient aphorisme, signifie limiter. Un aphorisme est donc la formulation d’une idée dans des limites restreintes censées lui donner plus de force. Nietzsche le pratique souvent, notamment dans une forme poétique, par exemple, dans le Prélude en rimes du Gai Savoir (1887), intitulé « Plaisanterie, ruse et vengeance » :

                                                           3

                                                     Intrépidité      

                                Où que tu sois, creuse profondément.

                                     A tes pieds se trouve la source !

                                     Laisse crier les obscurantistes :

                                    « En bas est toujours – l’enfer ! »

                                                          12

                                           A un ami de la lumière

                     Si tu ne veux pas que tes yeux et tes sens faiblissent

                                  Cours après le soleil – à l’ombre ! »

                                                          14

                                                      Le brave

                                  Plutôt une inimitié tout d’une pièce

                                 Qu’une amitié faite de bois recollés !

Ces fusées de l’esprit qui sollicitent la pensée par les affects de la poésie ont pu faire dire à certains que Nietzsche n’était pas un philosophe ; lui reconnaître ce statut, revenait à accepter le marteau comme outil philosophique.

Il avait pressenti la critique :  « (…) La forme aphoristique de mes écrits présente une certaine difficulté : mais elle vient de ce qu’aujourd’hui l’on ne prend pas cette forme assez au sérieux. Un aphorisme dont la fonte et la frappe sont ce qu’elles doivent être n’est pas encore « déchiffré » parce qu’on l’a lu ; il s’en faut de beaucoup, car l’interprétation ne fait alors que commencer et il faut tout un art de l’interprétation. » ((Avant-propos de La Généalogie de la morale)

Quelle différence avec le principe du récit, en particulier du conte ?

A cet égard, l’œuvre la plus emblématique et peut-être la plus déroutante est Ainsi parlait Zarathoustra (1891).

Dans les premières pages, Zarathoustra descend de la montagne où il a vécu seul pendant dix ans, et il rencontre un vieillard qui lui parle ainsi : « Il ne m’est pas inconnu ce voyageur ; voilà bien des années qu’il passa par ici. Il s’appelait Zarathoustra, mais il s’est transformé. (…) Zarathoustra s’est transformé, Zarathoustra s’est fait enfant, Zarathoustra s’est éveillé (…) » (Prologue -2)

Plus loin, dans la partie intitulée Les discours de Zarathoustra – Les trois métamorphoses. « Je veux vous dire trois métamorphoses de l’esprit : comment l’esprit devient chameau, comment le chameau devient lion, et comment enfin le lion devient enfant. (…) Oui, pour le jeu de la création, ô mes frères ! il faut une sainte affirmation : l’esprit veut maintenant sa propre volonté , celui qui est perdu au monde veut gagner son propre monde. »

Pour l’enfant participant au jeu de la création peu importe le non-vrai des étymologies qui participent de ce jeu, peu importent les mots désignant autre chose que la réalité sociale dont ils sont les signifiants ordinaires  : homme supérieur, race noble ne sont pas des incitations politiques au mépris ou au racisme, mais des figures de récit.

Si l’on refuse cette thèse, on se perd dans des débats le plus souvent polémiques sans issue, et ce, depuis ses premières publications.

Il est indiscutable que Nietzsche n’était ni raciste ni antisémite : en témoignent directement ses lettres dénonçant l’antisémitisme, sa rupture avec sa sœur Elisabeth (la relation affective entre eux était profonde) quand elle épousa un antisémite ouvertement déclaré qui partit avec elle fonder au Paraguay une société aryenne pure et qui se suicida après le fiasco de l’entreprise.

Pour autant, sa fascination pour Wagner (elle survécut à sa rupture avec lui) et son admiration pour Schopenhauer (l’un et l’autre antisémites), la métaphore (dans La Généalogie de la morale) de l’aigle (emblème de la puissance allemande) et de l’agneau (faiblesse du peuple juif) ont fourni des arguments à ceux qui ont tenté de le récupérer (les nazis notamment – Hitler vint assister aux funérailles d’Elisabeth qui avait adhéré au parti nazi) malgré sa distance prise avec l’ « esprit allemand » : « Les Allemands s’ennuient maintenant de l’esprit, les Allemands se méfient maintenant de l’esprit. La politique dévore tout le sérieux que l’on pourrait mettre aux choses vraiment spirituelles. –  « L’Allemagne, l’Allemagne par-dessus tout », je crains bien que cela n’ait été là, la fin de la philosophie allemande. » (Le crépuscule des idolesCe qui manque aux Allemands – 1)

L’ambiguïté tombe quand on lit l’œuvre pour ce qu’elle est : non un projet politique (rien n’en est plus éloigné), mais le développement de l’individu (l’extrême-droite patriote lui reprocha son individualisme) par la libération  de la volonté de puissance qui caractérise le vivant  : le surhomme, comme l’homme de race supérieure n’est pas l’homme qui se voudrait au-dessus des autres pour le mépris ou la domination, mais l’homme qui trouve le mode d’existence qui lui permet de s’accomplir au point d’accepter l’idée de vivre indéfiniment ce qu’il est devenu (l’idée de l’éternel retour).

La « preuve par l’absurde » est fournie par l’inexistence dans son œuvre d’un dénominateur commun militant de type antisémite ou raciste :  une lecture sous cet angle ne tient pas.

Par les ruptures de tonalité et la force souvent brutale des remises en cause qui font  exploser le discours habituel de la philosophie revendiquée comme telle, son écriture (comme celle de Céline, mais avec la différence radicale qu’apporte l’antisémitisme proclamé) signifie que l’écrivain se place dans un univers autre que celui du discours : s’il discourt, et, qu’on l’apprécie ou pas, avec quel brio ! c’est en ayant comme perspective, le devenir d’enfant (cf. plus haut : « Zarathoustra s’est fait enfant ») que je comprends comme la relation de l’adulte-tragique avec le monde épique de l’enfance qui demeure, pour se libérer des constructions de la morale contraires à la vie en tant que volonté de puissance. (cf. Spinoza)

Il s’agit essentiellement d’une quête pour soi en tant que frère des hommes (cf. plus haut : « ô mes frères ! »), quête redoutable et éprouvante, sinon désespérée, qui rappelle celle de Rimbaud.

Désespérée en regard des douleurs permanentes d’une maladie tôt déclarée, mal identifiée (syphilis ? problèmes vasculaires cérébraux ? tumeur cérébrale ? hérédité ? ) qui provoqua son effondrement – il perdit la maîtrise de son esprit et sombra dans un état végétatif avant de mourir à 56 ans.

Reste maintenant à examiner le second volet de la thèse du conte-discours, pour savoir si elle peut s’appliquer aux textes philosophiques en général.

(à suivre)

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