LA CAUSE PREMIERE (8)

Quel aliment Nietzsche nous donne-t-il à ruminer ?

Et comment nous le présente-t-il ?

 « Le problème de la valeur de la valeur de la vérité s’est-il présenté à nous, ou est-ce nous qui l’avons abordé ? Qui est ici Œdipe ? Qui est le sphinx ? C’est-, semble-t-il un rendez-vous de questions et de points d’interrogation . Et, le croira-t-on ? Il nous apparaît en fin de compte que ce problème n’a encore jamais été posé, que nous sommes les premiers à le discerner, à l’envisager, à l’oser. (Par-delà le bien et le mal – Première partie – Des préjugés des philosophes – 1)

J’ouvre ici une parenthèse :  « Etre le premier à », commun à Nietzsche et à Marx [cf. « Jusqu’ici les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses façon : il s’agit maintenant de le transformer. » (Thèses sur Feuerbach – 1845)], invite à s’intéresser au rapport entre ce qui conduit à cette affirmation (concomitante et pour deux propositions de type révolutionnaire – Balzac est en-dehors), et l’avènement de la forme moderne (industrielle et commerciale) que prend le capitalisme (je reviendrai en conclusion sur cette formulation) à partir du début du 19ème siècle.

Nietzsche poursuit ainsi :

« Qu’un jugement soit faux n’est pas à nos yeux une objection contre ce jugement ; c’est ici que notre nouveau langage semblera le plus étrange. Il s’agit de savoir dans quelle mesure un jugement aide à la propagation de la vie (…) Que le non-vrai soit une condition de la vie, voilà certes une dangereuse façon de résister au sentiment qu’on a habituellement des valeurs, et une philosophie qui se permet cette audace se place déjà, du même coup, par-delà le bien et le mal »  (id. – 4).

Seulement voilà : ce qu’il propose ainsi – sortir la philosophie, la vie, de la morale du bien et du mal – n’est pas vraiment nouveau, il le sait bien pour l’avoir trouvé chez Spinoza – encore que son analogie entre « jugement faux » et  « le non-vrai » soit très contestable.

En témoigne ce qu’il écrit (30 juillet 1881) à son ami Franz Overbeck (l’un et l’autre enseignaient à l’université de Bâle où ils cohabitèrent) :

« Je suis si étonné, tellement ravi ! J’ai un prédécesseur, et quel prédécesseur ! Je ne connaissais presque pas Spinoza : ce qui m’a poussé vers lui à ce moment a été un “acte instinctif”. Outre que sa tendance générale est identique à la mienne – faire de la connaissance le plus puissant des affects –, je me retrouve en cinq points primordiaux de sa doctrine, en quoi ce penseur, le plus hors norme et le plus solitaire, m’est justement le plus proche : il nie la liberté de la volonté – ; les fins – ; l’ordre moral du monde – ; le désintéressement – ; le mal – ; il est vrai que les dissemblances sont formidables, mais elles tiennent davantage aux différences d’époque, de culture, de savoir. In summa : ma solitude qui, comme sur de très hautes montagnes, m’a souvent, souvent coupé le souffle et fait jaillir le sang est maintenant une duolitude. « 

Son idée  « la vie est volonté de puissance » (id.13) n’est qu’une autre formulation du conatus ( = persévérer dans son être) de Spinoza que Nietzsche rejette  [ (« Ici comme partout méfions-nous des principes téléologiques superflus, comme l’est l’instinct de conservation (que l’on doit à l’inconséquence de Spinoza). »] (id.13)en l’assimilant à l’instinct de conservation alors que le conatus ne vise pas un statisme (se conserver tel qu’on est) mais s’inscrit dans une dynamique vitale.

En l’occurrence (il dira aussi que la méthode d’analyse de Spinoza est un « charlatanisme »), qui est inconséquent ?

Il y a dans le discours nietzschéen une violence (l’ironie et les points d’exclamation sont des signes récurrents du marteau) qui n’est pas sans rapport avec ses jugements à l’emporte-pièce et la fantaisie des définitions pourtant premières et essentielles.   

Ainsi, ses explications historiques/philologiques du mal et du bon

Concernant l’origine du latin malus ( = le mal): « Le latin malus (que je mets en regard de mélas [mot grec] = noir) pourrait avoir désigné l’homme du commun d’après sa couleur foncée » (La généalogie de la moralepremière dissertation « Bien et mal / Bon et mauvais » – 5).

En réalité malus n’a aucun rapport avec mélas, mais avec méléos qui signifie vain et dont on retrouve la racine dans blasphèmos (blasphémer= parler mal).

Même fantaisie à propos de l’origine de bon « Je crois pouvoir interpréter le latin bonus par « le guerrier » [ Il procède à des rapprochements tout à fait hasardeux de mots latins ] Le bonus serait l’homme du duel, de l’altercation, le guerrier : on voit donc ce qui constituait la « bonté » d’un homme de la Rome antique. »

Même fantaisie encore dans ce rapprochement de l’allemand gut (bon) de Goettliche (divin) et de Goth  « le nom d’un peuple, mais primitivement d’une noblesse. » Du reste, il s’empresse d’ajouter « Les raisons en faveur de cette hypothèse ne peuvent être exposées ici. »  (!)

Ces affirmations erronées, émises, qui plus est, par un spécialiste de l’histoire de la langue (Nietzsche avait occupé la chaire de professeur de philologie à l’université de Bâle) pourraient, sinon devraient, à cause même des précautions de langage, disqualifier la démarche : que vaut la démolition au marteau du rapport bon/mal/méchant si elle est construite sur un historique fantaisiste qui sert à valider l’analyse ?

Si donc le forçage n’a pas d’importance, pas plus que les bottes capables de parcourir sept lieues (Perrault), c’est bien qu’il s’agit d’autre chose que d’un discours.

Ce qui importe, et qui emporte, c’est l’histoire telle qu’elle est racontée, le « style », dirait Flaubert. Le « non-vrai » est aussi une « condition » du conte qui recourt aussi à la poésie des aphorismes.

(à suivre)

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