Quelle différence essentielle entre le tableau, la composition musicale et l’écrit ?
C’est sans doute, par-delà les formes, la perception du sens que l’on attend – semble-t-il – plus spontanément de l’écrit que des touches de peinture ou des notes de musique.
La fonction première de l’écriture – comme celle de la parole – est l’utilité pratique (le grec archaïque appelé linéaire B – 2ème millénaire – découvert en Crète a pour objet des inventaires et des décomptes administratifs) et l’idée qu’un texte écrit puisse ne pas avoir un sens plus ou moins immédiat ne va pas de soi. Ce qui se produit quand il n’est pas (ou pas perçu comme) un récit, comme le texte philosophique qui se présente sous la forme d’un discours utilisant un langage particulier.
Selon ce critère d’utilité pratique, la philosophie ne sert donc à rien. Du moins la philosophie exposée dans les livres – ignorés de la plupart – et dont l’explication toute relative et parcellaire n’est proposée qu’à une infime minorité de la population scolaire.
Si, comme les arts, elle est inutile, si donc elle est, comme eux, peu ou pas connue du plus grand nombre parce que peu ou pas enseignée, la résonance plus ou moins « populaire » des noms de ses « pères » (Socrate, Platon, Aristote… Montaigne, Descartes…) signale et rappelle l’importance de la pensée et du questionnement philosophiques que les médias – en particulier les réseaux sociaux – exploitent pour une vulgarisation qui n’est pas toujours purement pédagogique ni désintéressée.
Semble-t-il, disais-je à propos du sens, en pensant aux controverses relatives aux arts dont l’histoire est émaillée de censures et de polémiques.
Un des exemples les plus remarquables concerne la musique de Wagner et les écrits de Nietzsche.
L’un et l’autre sont régulièrement au cœur de polémiques touchant principalement à l’antisémitisme, au racisme et à leur influence sur la construction du nazisme. Je mets à part le cas de Heidegger, contemporain du nazisme dont il fut un partisan encarté dès le début.
Les compositions de Wagner étaient appréciées d’Hitler, mais comment caractériser le lien, s’il existe, entre cette musique, l’antisémitisme (Wagner était antisémite) et le nazisme ?
Nietzsche – il rejeta la musique de Wagner quand il estima qu’elle devenait chrétienne (cf. Parsifal) – fut également objet de tentative de récupération par le nazisme et il l’est toujours par l’idéologie d’extrême-droite.
Récupération, parce qu’ Hitler n’est pas devenu nazi après avoir lu Nietzsche (s’il l’a lu) ou écouté Wagner.
Tentatives stériles puisque l’œuvre de Wagner et les livres de Nietzsche se situent ailleurs que dans la problématique créée par ce type de polémique : l’hostilité à l’antisémitisme, au racisme et au nazisme n’a pas de rapport avec l’intérêt qu’ils ont suscité et suscitent toujours : en témoignent, parmi d’autres, les investissements de P. Boulez et P. Chéreau dans la Tétralogie de Wagner (Bayreuth – 1974) et de Gilles Deleuze dans l’œuvre de Nietzsche (Nietzsche et la philosophie – 1962).
C’est peut-être là que se constitue la problématique que je propose, à savoir que les discours de Nietzsche et de Wagner ne sont pas ceux de militants propagandistes d’une idéologie, mais, dans les domaines particuliers de l’opéra et de la philosophie, des discours de conteurs.
L’un et l’autre nous racontent, sous des formes spécifiques, des histoires de et pour l’adulte-enfant dont ils ne sont pas plus responsables des interprétations, que ne le sont Perrault, Andersen ou Grimm des diverses lectures de leurs contes. C’est sous cet angle du conte que la philosophie peut être considérée comme un art disposant de son propre mode d’expression.
Les livrets des opéras de Wagner sont les supports-prétextes d’un discours musical dont je dirais qu’il inclut le fini de la mélodie dans l’infini dominant du questionnement pour ainsi dire psalmodié, substitué au récitatif (mi-chant mi-parler à fonction narrative) et, dans une moindre mesure, à l’ aria (air à fonction de discours écrit pour une voix ) antérieurs (dans les opéras de Mozart ou Weber, par exemple) ; il propose un mode de chant que développeront les compositeurs du 20ème siècle jusqu’à l’évacuation quasi totale de la mélodie (A. Berg).
Nietzsche rompt avec le discours philosophique habituel non seulement en introduisant le récit (Ainsi parlait Zarathoustra) mais surtout en faisant voler en éclat le langage de ce discours par les aphorismes, les métaphores, les emportements et les démesures de ce qu’il appelle une philosophie au marteau.
Reste à expliciter cette thèse du conte appliquée à son œuvre et savoir si l’on peut l’élargir à toute la philosophie.
(à suivre)