D’après ses explications et celles du prêcheur, les lys des champs et les oiseaux du ciel apportaient la réponse à toutes les basses préoccupations matérialistes humaines : si Dieu s’occupait très bien des premiers qui étaient très bien vêtus, même mieux que Salomon, et des seconds qui ne mouraient jamais de faim, comment pouvait-on imaginer qu’il ne s’occupe pas des hommes qui étaient bien plus importants puisqu’il les avait créés à son image ?
Même si ceux qui souffraient de froid et de faim pouvaient ne pas être spontanément convaincus par l’argument – il leur suffisait pourtant de se dire que les seaux de charbon et les bols de soupe fournis par la charité paroissienne annuelle tombaient du ciel comme la manne sur les Hébreux dans le Sinaï –, ils pouvaient du moins être rassurés par le discours complémentaire de culpabilité congénitale qui assurait que tout ce qui allait mal dans le monde s’expliquait par le péché originel commis par Adam et Eve dont les descendants étaient pour toujours condamnés à faire obstinément des mauvais choix et à se fabriquer du malheur à tour de bras.
Il y avait quand même matière à s’interroger sur la légitimité de la transmission héréditaire de la culpabilité, du mal et du malheur qui en résultaient, mais l’immense souffrance du Père, là-haut, dans les Cieux, et la représentation ici-bas du Fils exsangue cloué sur la croix avec le coup de lance dessiné du mauvais côté n’invitaient pas spontanément à la contestation.
Tout en m’obstinant à trouver encore du bancal dans l’idée d’une contagion transgénérationnelle de la culpabilité, je me frappais régulièrement la poitrine avec le poing fermé en répétant en latin mea culpa, c’est ma faute, et en ajoutant mea maxima culpa, c’est ma très grande faute, puisque, comme tout le monde sans exception, je commettais, par action et, ce qui compliquait diablement les choses, par omission, des péchés humains si graves que Dieu n’avait pas trouvé de remède plus efficace qu’engendrer un fils unique pour le sacrifier quand il aurait trente-trois ans.
Oui, bien sûr, c’étaient les Juifs qui étaient directement responsables de sa mort – le prêcheur laissait clairement entendre que leur extermination dans les camps nazis était la conséquence de l’auto-malédiction de leurs ancêtres déicides – mais nous étions quand même tous coupables puisque nous étions forcément des descendants d’Adam et Eve, nos deux seuls ancêtres communs. Il n’était pas précisé comment certains étaient devenus juifs, d’autres noirs ou jaunes ou rouges, alors que les meilleurs, c’est-à-dire nous, étaient restés blancs, comme Dieu. Sans parler des problèmes d’inceste et de consanguinité que posait cette filiation.
Quant à savoir pourquoi Dieu avait envoyé son fils en Palestine à l’époque où les Romains dominaient le monde, et pas dans la Macédoine d’Alexandre le Grand, ou la Mongolie de Gengis Khan, ou encore la France de Louis XIV ou de Napoléon, ou même encore la Suisse à l’époque où Guillaume Tell tirait sur les pommes avec son arbalète, il n’y avait que lui qui pouvait l’expliquer.
Toutes ces questions, sans réponses aussi longtemps que l’enfant les adressa à Dieu, finirent par en trouver une quand l’adulte les posa à l’homme, et ce qu’il n’avait qu’entrevu apparut alors avec la clarté de l’évidence.
En inversant le rapport de création entre Dieu et l’homme, la grande complication ne disparaissait pas, mais elle devenait humaine et aboutissait à cette nouvelle question : qu’est-ce qui poussait l’homme à inventer d’abord des dieux minuscules, puis un Dieu unique majuscule ?
Les dieux minuscules des Grecs anciens n’étaient pas les créateurs de l’univers puisqu’ils en étaient eux-mêmes les créatures et ils se comportaient grosso modo comme les hommes. Ils avaient été apparemment imaginés pour expliquer les phénomènes naturels ou les événements que les hommes n’avaient pas les moyens de comprendre autrement et qui étaient donc considérés comme mystérieux, parfois effrayants : les éclairs, le tonnerre, la pluie, l’arc-en-ciel, l’eau des sources, le vent, le bruissement des feuilles des arbres, d’une manière générale tout ce qui tombe du ciel, sort de terre et grouille dans la mer, tout, jusqu’au destin des individus et des cités, tout était l’expression de puissances surhumaines qu’il fallait nommer pour qu’elles deviennent moins étranges et menaçantes : Zeus, Héra, Apollon, Arès, Athéna et les autres vivaient sur la montagne Olympe, chacun avec sa spécialité. Ils mangeaient, buvaient, copulaient, se disputaient mais ne demandaient pas aux hommes de faire des guerres de religion. Même si tout n’était pas rose avec eux, c’était plutôt la vie qu’ils aimaient.
Le Dieu créateur unique et majuscule, lui, avait apparemment besoin qu’on s’entretue en se réclamant de lui parce qu’il devait surtout aimer la mort. C’était sans doute pour ça que les chrétiens portaient la croix en signe d’une reconnaissance qui était peut-être à comprendre dans ses deux sens.
Dans le schéma et la logique de la croyance, à part cette attirance pour la mort, qu’est-ce qui pouvait avoir incité Dieu à imaginer ce scénario d’autant plus machiavélique qu’il se terminait par une nouvelle complication du même ordre ? Pourquoi n’y avait-il pas inclus une visite de Jésus ressuscité chez Pilate ou chez Caïphe ? Est-ce que ça n’aurait pas été plus simple pour tout le monde ? Enfin, pour tout le monde de ce moment-là et de la suite des temps, parce qu’il aurait fallu expliquer pourquoi ceux des siècles précédents n’avaient pas eu droit à la bonne nouvelle. La liberté de croire ou pas en aurait pris un coup, comme celle de choisir le mal au Paradis ? Et alors ? Quel bénéfice Dieu et les hommes avaient-ils retiré des persécutions et des martyres quand les chrétiens étaient minoritaires, puis de l’Inquisition, des bûchers, des croisades, du massacre de la Saint-Barthélemy et des guerres de religion quand ils étaient devenus majoritaires ?
Remis sur ses pieds, le questionnement s’adressait désormais à l’homme : pourquoi avait-il besoin d’inventer une pareille histoire d’amour qui débouchait sur des guerres et des massacres, quel était l’obstacle qui l’empêchait de vivre en paix avec les autres et le conduisait à créer finalement une divinité unique apparemment obsédée par la mort à laquelle il attribuait une nature et un comportement qui défiaient la raison dont certains philosophes disaient pourtant qu’elle était l’atout majeur de l’humanité ?
Le questionneur acharné sentait poindre un début de réponse, mais ce n’était apparemment pas le moment d’approfondir puisqu’il ne lui venait pas encore à l’esprit de chercher pourquoi son besoin de croire s’était accompagné du besoin paradoxal d’un questionnement qui allait renverser les rapports de création et finir par faire de Dieu une production humaine.
Il n’était évidemment pas un cas isolé. Mais à la différence de ses lointains prédécesseurs qui avaient eu à affronter les forces répressives de la religion d’État, lui ne risquait ni sa liberté ni sa vie.
Pendant des siècles, son Église avait fait le plein de fidèles persuadés que l’Ancien et le Nouveau Testaments étaient des livres d’histoire, elle avait emprisonné ou tué ceux qui le contestaient, et même si sa fréquentation était aujourd’hui en chute libre, il y avait encore des gens, des gens intelligents et disposant de la même raison que lui, qui récitaient le credo de la messe.
Sans parler des multitudes formes de croyances et d’églises dans des régimes encore théocratiques où la croyance en Dieu était le commun obligé.
(à suivre)