Avant de creuser la question du questionnement paradoxal, il eut donc à affronter le second discours de persuasion.
L’abandon de la croyance en Dieu avait ouvert un abîme et il n’est pas très confortable de découvrir brusquement le vide sous ses pieds. Il fallait combler le trou.
Ce fut un discours de substitution à celui de la divine Providence.
Il ne recouvrait pas la totalité de ce qui avait été « expliqué » par Dieu, il n’en était pas non plus un avatar, mais il visait la cible sensible des différences intellectuelles qui allaient remplacer le mal comme objet de résignation. Il ne s’agissait plus du mal métaphysique mais du malheur considéré dans sa dimension sociale, plus précisément l’éventualité de son rapport avec les inégalités sociales.
Les différences intellectuelles se distinguaient donc du mal en ce sens qu’elles descendaient du ciel pour aborder sur la terre une problématique que l’explication religieuse écartait en asseyant côte à côte sur le même banc de fraternité, le temps d’une messe, les riches, les pauvres, les patrons et les ouvriers.
Si tout le monde semblait d’accord pour constater que le mal se manifestait plus ou moins chez tous les humains sans exception et quelles que soient leurs places dans la société, de plus en plus de voix s’élevaient pour dire que le malheur qui touchait principalement les catégories de population les plus démunies n’avait rien d’une fatalité et que les différences intellectuelles qui y étaient attachées et qui se manifestaient dès l’école maternelle s’expliquaient par les différences sociales.
Le second discours de résignation assurait au contraire que les différences constatées à l’école étaient innées – l’équivalent du mal intrinsèque de l’homme –, donc que les différences sociales n’étaient pas la cause mais la conséquence de ces inégalités intellectuelles qui étaient naturelles. Ce n’était pas parce qu’on exerçait le métier d’ouvrier ou de paysan que les chances de voir ses enfants réussir à l’école étaient très faibles sinon nulles, en tout cas exceptionnelles, non, c’était l’inverse : si on était paysan et ouvrier, c’est parce qu’on ne disposait des capacités qui permettaient de faire autre chose. Et puis, ajoutait le discours qui n’était pas tout à fait sorti de l’église, travailler de ses mains, que ce soit dans une usine ou dans les champs, n’avait rien de déshonorant, bien au contraire ! Dieu n’avait-il pas fait naître son fils chez un charpentier ? La sagesse des nations ne disait-elle pas en écho qu’il n’y a pas de sot métier et qu’il faut de tout pour faire un monde ? Et puis, au rapport évangélique entre le chameau et le chas de l’aiguille sur lequel je reviendrai un peu plus loin, correspondait celui, tout aussi problématique, de cette même prétendue sagesse entre l’argent et le bonheur.
Pour des raisons biologiques aléatoires et aussi mystérieuses que celles qui produisaient les grands et les petits, les beaux et les laids, l’intelligence pouvait donc être grande – celle des savants, des médecins, des ingénieurs, des professeurs, de tous ceux qui faisaient des études secondaires et supérieures – ou petite – celle du plus grand nombre, ceux qui ne pouvaient pas dépasser le niveau du certificat d’études de l’école primaire – et elle se transmettait en vase clos de génération en génération. C’est bien pourquoi les anciennes sociétés avaient toujours et partout réservé l’enseignement aux intelligences qui lui étaient accessibles, et que c’était pour elles qu’elles avaient logiquement construit l’école et défini les contenus de ses programmes d’apprentissage.
L’instruction pour tous n’était obligatoire que depuis la fin du 19ème siècle dans les sociétés qui contestaient l’ordre divin – est-ce que ce n’était pas mieux avant, quand chacun était à la place où Dieu l’avait mis et que les cloches de l’église rythmaient la vie ? – la limite avait été fixée à quatorze ans, et elle concernait les connaissances minimales : savoir lire, écrire et compter était devenu nécessaire à cause, hélas ! de la priorité donnée au matérialisme sur la spiritualité, au corps sur l’âme. Tous les enfants ne parvenaient pas à acquérir ce minimum, beaucoup s’ennuyaient sur les bancs de l’école, ce qui était bien la preuve de l’inégalité toute naturelle de l’intelligence. Preuve confirmée par le fait indiscutable que les fils d’ouvriers devenaient ouvriers et les fils de paysans, paysans.
Les mathématiques étaient l’exemple par excellence de l’innéité. Même si la bosse crânienne était finalement plus une métaphore qu’une réalité matérielle, physique, il était évident qu’on arrivait au monde avec un cerveau plus ou moins apte à les comprendre. C’est bien ce que révélaient les difficultés manifestées très tôt, dès la première année de l’école primaire, par ceux qui se révélaient incapables de calculer la minute exacte à laquelle allaient se croiser deux trains partis à des heures différentes de deux gares éloignées et ne roulant pas à la même vitesse, ou le nombre de litres d’eau perdus en un mois par un robinet mal fermé ou défectueux qui laissait tomber une goutte toutes les secondes et demie. Ces difficultés, qui pouvaient être très énervantes pour celui qui expliquait avec l’impression de parler à des imbéciles, avaient évidemment des causes naturelles qu’il était aussi impossible de modifier que la couleur des yeux, et qu’il fallait respecter pour ne pas traumatiser les enfants dépourvus hélas ! de ce don.
C’était également vrai pour les différences entre les sexes puisqu’il était évident que les femmes ne pouvaient pas exercer certaines professions, comme forgeron ou déménageur à cause de leur constitution physique, chirurgien ou pilote d’avion à cause d’un excès de sensibilité et aussi d’un déficit d’esprit scientifique. On en trouvait la preuve incontestable dans le fait indéniable qu’elles étaient nettement plus douées pour les lettres que pour les sciences, comme l’indiquait le très petit nombre de filles dans les filières scientifiques des lycées. Si elles étaient beaucoup moins performantes pour la peinture, la composition musicale, la littérature, la philosophie de haut niveau et les arts en général, c’est qu’elles avaient un esprit peu accessible à l’abstraction et qu’elles étaient plutôt portées vers le piano de salon, les travaux d’aiguilles, la domesticité ou la cuisine de tous les jours : à l’exception de Berthe Morisot, de Simone de Beauvoir, de Gabriel Chanel et de la « mère » lyonnaise Eugénie Brazier, les grands peintres, les grands philosophes, les grands couturiers et les grands chefs étaient tous des hommes.
Bref, si les femmes créaient avec leur ventre, les hommes créaient avec leur tête.
On naissait, un peu comme ça mais surtout par hérédité, avec des dons plus ou moins marqués et nombreux, c’est-à-dire des capacités dont il n’était possible de modifier sensiblement ni le volume ni les spécificités. Les cerveaux des nouveau-nés étaient donc tous différents dans leur composition biologique et ils n’avaient pas les mêmes dispositions intellectuelles, exactement comme les corps n’avaient pas les mêmes aptitudes physiques.
Voilà, c’était comme ça, n’en déplaise aux idéologues de tout poil qui racontaient que les outils de la forge et le volume du déménagement étaient définis par les hommes-mâles et ne constituaient donc pas un interdit de nature essentiellement féminine, que la maternité ne se réduisait pas à la physiologie qui était exploitée par les hommes pour justifier la domination masculine. Du n’importe quoi !
Cette nouvelle persuasion qui écartait Dieu et la complication liée à ses impénétrables desseins présentait l’avantage de l’explication simple par l’indiscutable neutralité du naturel de la biologie, mais elle rencontrait pourtant un sérieux obstacle : comment expliquer que des enfants d’ouvriers ou de paysans parvenus à entrer au lycée et à l’université – ce qui en soi était déjà un problème – réussissent leurs études aussi bien sinon mieux que ceux qui y étaient à leur place et dont certains se révélaient même d’indécrottables cancres ? Et ceux qui avaient très bien réussi sans être passés par l’école ? L’exception s’expliquait-elle par une anomalie biologique ou bien n’était-elle que l’expression d’une vérité qui s’était insinuée dans une brèche qu’elle élargissait peu à peu pour signifier que la théorie de l’innéité et des dons n’était qu’une simple idéologie ?
Comme la relation entre les résultats scolaires et les milieux sociaux devenait de plus en plus manifeste et qu’elle était reconnue par un nombre grandissant de spécialistes, après l’effondrement de Dieu, le don s’effondra à son tour avec la même question enfouie touchant à l’origine du questionnement paradoxal.
Dans un cas comme dans l’autre, qu’est-ce qui conduisait à dire que le réel n’entrait plus dans le cadre d’explication construit à l’avance ? Et à se demander si la multiplication des ajustements rendus nécessaires par les situations particulières venait vraiment d’anomalies ou d’exceptions supposées, ou si elle n’était pas plutôt le signe d’une inadéquation essentielle qui fissurait ce cadre avant de le faire éclater ?
Les deux effondrements portèrent un coup décisif à la transcendance, avec pourtant cette autre question qui n’apparut pas immédiatement : dans quelle mesure le renversement intellectuel du rapport de création entre Dieu et l’homme et de son épigone idéologique était-il efficient ? Autrement dit, l’adulte pouvait-il vraiment se libérer de la certitude inculquée dès son origine à l’enfant principalement par le discours du corps et du cœur du père et de la mère, pour autant qu’il ait été le même chez l’un et chez l’autre, et sans parler de l’environnement affectif ?
(à suivre)