Il est dix-sept heures, en ce sixième jour quand le téléphone sonne alors que MA est en train de finir de balayer le dernier de ses toits. Elle saute prestement à terre en évitant une branche de micocoulier et prend le combiné.
– Oui ?
– MA ?
– FRA ?
– Oui, c’est FRA, MA.
– T’as une drôle de voix, tu sais !
– Ben, c’est que… Depuis l’autre nuit où on a construit le pigeonnier circulaire et regardé Drôle de drame, je trouve que JE est très bizarre.
– Figure-toi que j’allais t’appeler parce que GE, lui aussi, est très bizarre.
– Ah… Comment se manifeste sa bizarrerie ?
– Il creuse une tranchée à la limite de notre territoire.
– Une tranchée… pour de vrai ?
– Pour de vrai. Et JE, qu’est-ce qu’il a de bizarre ?
– Il creuse, lui aussi.
– Une tranchée ? Dans l’appartement ?
– Non, lui, il creuse dans les explosifs, et pas que sur internet !
– Oh ! Tu veux dire que c’est aussi pour de vrai ?
– Pour de vrai. Il y a deux jours, il est allé dans le magasin du coin de la rue près de chez nous, tu vois ?
– La rue du boulanger qui fait des kouglofs ?
– Et le pain d’épeautre qu’on mange le matin au petit-déjeuner, avec du beurre doux et du beurre demi-sel qu’on tartine avec un petit couteau de Laguiole.
– Je me rappelle que JE a puissamment expliqué tout ça… Si je ne me trompe, le magasin du coin de la rue vend des articles de pêche, de la coutellerie et aussi des épuisettes pour aller taquiner les petits poissons de la rivière ?
– Tout juste. Eh bien, figure-toi que JE y est allé pour acheter des pétards de carnaval, qu’il les a vidés de leur poudre et qu’il se livre à de savants pesages sur notre balance de pâtisserie. Le même modèle que celle que vous avez utilisée pour peser les deux tonnes, soixante-douze kilos et trente-six grammes de briques.
– Trente-cinq grammes, exactement.
– Tu as raison, on n’est jamais assez précis. Surtout quand on manie des explosifs. Mais, dis-moi, GE, il en est où de sa tranchée ?
– Il est descendu à quatre-vingt-deux centimètres pour le moment. Il mesure la profondeur avec mon mètre de couturière qu’il va falloir que je lave au savon noir, tu penses, avec toutes les saletés qu’on peut trouver dans les tranchées !
– Il a prévu de descendre jusqu’à combien ?
– Un mètre quatre-vingt-sept. Comme ça il pourra aller et venir sans être vu des lignes ennemies.
– Des lignes ennemies… ?
– « Des lignes ennemies comme si » pour reprendre son expression. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il ne taille plus les micocouliers. Avec mon petit sécateur, je fais ce que je peux, mais un sécateur, ce n’est pas un coupe-coupe incurvé, je ne t’apprends rien, et pouis j’ai mes toits ! Bref, on frôle l’envahissement. On va finir par être bouffés par la luxuriance. Et JE, à part les explosifs ?
– Rien. Il ne s’occupe plus ni du pain ni des huîtres !
– Quoi ? Il ne va plus chercher ses vingt-quatre huîtres plus deux du vendredi matin chez le conchyliculteur qui vient tout exprès de Mèze ?
– Non ! C’est te dire ! Le vendredi on en est réduits aux sardines en boîte… Elles viennent de Douarnenez. De père en fils depuis 1476.
– Nous, on aime bien celles de Saint-Guénolé. De mère en fille et depuis 1475. Il paraît que c’est un bon millésime. Il y a aussi la conserverie du Guilvinec. Peut-être qu’il faut dire de Le Guilvinec ? Là, c’est plutôt les pâtés. Mais à quoi bon acheter du pâté de cochon breton quand on a tous ces sangliers cévenols sous la calandre !
– Sans parler des châtaignes pour aller avec ! Dis, MA, qu’est-ce qui leur arrive, à ton avis, à nos hommes ?
– Je m’interroge… J’ai pensé aux perturbations hormonales de l’andropause, mais ils ont passé l’âge…
– Oui… GE nous a semblé très préoccupé par la guerre de 14… Il ne supporte pas bien le discours de l’histoire officielle… Ses moustaches, qu’il a fines et bien taillées soit dit en passant, en frémissent quand il nous en parle et il se mettrait presque en colère… Il est préoccupé et indigné par le sort des simples soldats, ceux que les chefs envoyaient se faire massacrer.
– Et il y en a eu dans sa famille.
– Ceci explique peut-être bien cela…
– Peut-être bien… Et JE nous a semblé très préoccupé par le terrorisme, les gens qui se font exploser… Est-ce qu’il y a eu du terrorisme dans sa famille ?
– Au sens où on l’entend habituellement, non, mais dans un sens lacanien, si on regarde du côté de sa mère… Peut-être bien !
– Ceci explique peut-être bien aussi cela…
– Peut-être bien…
– Et puis, il y a leur histoire à propos de LJJ… Tu y comprends quelque chose, FRA ?
– Rien du tout ! J’ai trouvé intéressante cette nuit passée à construire ensemble un pigeonnier de style roman auvergnat de la fin du 12ème siècle en mangeant des moules et des frites et en buvant du vin de Moselle, mais pour le reste…
– C’est comme moi. Au fond, tu poses la question de la fin et des moyens, c’est ça ?
– Oui, c’est bien de passer du temps ensemble, même si le pigeonnier ne sert à rien d’autre qu’à passer du temps ensemble.
– C’est le plus important, je suis d’accord… Ah, je n’entends plus le bruit sourd et rythmé de la pioche de GE… Soit il a atteint la cote – 187, soit il se repose en buvant un peu d’alcool dans le casque de Hans.
– Le casque de Hans ?
– Il ne vous a pas raconté ?
– Non.
– Eh bien, ce sera pour notre prochaine rencontre. Qu’est-ce que tu crois qu’ils vont vouloir nous construire ?
– J’espère pas un pigeonnier ! A force de tourner dans le même sens, j’ai fini par ressentir comme un vertige… ça me rappelle ma première valse… la remise des prix au CM2… mon tout premier amour… Je l’appelais mon biquet… Il s’appelait Anatole… Mais qu’est-ce que j’entends ? Est-ce que ce n’est pas de la musique de vielle à roue ?
– On dirait bien…
– En tout cas, pas tout à fait de la musique de par ici.
– Attends, FRA, je vois GE qui sort de sa tranchée comme s’il montait à l’assaut et qui arrive en courant avec de grands gestes… Il tient quelque chose dans ses mains… Oh, c’est le pigeon qui est revenu ! Il pleure de joie !
– Il doit être content de retrouver ses Cévennes ! La vie parisienne, avec toute la pollution, merci bien !
– Ce n’est pas le pigeon qui verse d’abondantes larmes de joie, c’est mon GE !
– Je me doutais bien que c’est un grand émotif.
– Le pigeon a rapporté une missive… GE me dit qu’elle est de LJJ… J’ai sorti mon petit mouchoir en batiste de Cholet pour essuyer les larmes qui perlent encore et qui font des auréoles sur le papier… D’ici qu’on ne puisse plus lire !
– Quelle intensité dramatique ! J’en suis toute bouleversée, MA !
– Moi aussi, j’ai le cœur qui tressaute… GE vient d’arrêter la musique… LJJ a cru bien faire en renvoyant le pigeon avec du folklore auvergnat… Il ne doit pas savoir où se trouvent exactement les Cévennes.
– Vous êtes sûrs que la lettre est bien de lui ?
– GE a qui je transmets ta question m’assure que oui. D’abord, il y a la signature illisible, et puis on a trouvé des miettes de croissant dans les plumes.
– Alors, il n’y a pas de moindre doute.
– GE me dit encore qu’il va envoyer la lettre à JE.
– Je vais l’en informer de ce pas.
– C’est mieux que d’un autre ! Et pouis, on fait comme on a dit ?
– Mais oui !
– Ui ? Arturo ?
– Ah non, par lui ! Oui !
Et elles pouffent irrésistiblement de conserve.
(à suivre)
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