Dans le cadre des possibilités narratives évoquées à la fin de la page précédente, et comme vous allez immédiatement vous en rendre compte, le début de cette troisième page n’est plus écrite à la première personne. Autrement dit, c’est JE qui écrit et JE n’est pas JiPé X puisque, ainsi que je l’ai indiqué, JE est un autre. Autre que qui ? C’est une bonne question.
« JiPé X émit un juron en heurtant le gros caillou. Selon son habitude, il marchait en pensant à autre chose qu’à regarder où il posait les pieds. On lui avait pourtant souvent dit et répété qu’il est très imprudent de penser à autre chose quand on marche, surtout quand on marche sur un chemin caillouteux. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser et il y a beaucoup de cailloux sur les chemins des Cévennes. Sur les chemins d’autres régions aussi, mais la scène se passe dans les Cévennes.
Il s’assit sur un tronc d’arbre qui se trouvait là, haussa légèrement les épaules en se faisant la remarque désabusée et légèrement ironique qu’il ne pouvait évidemment pas se trouver ailleurs puisqu’il était là, délaça sa chaussure, l’ôta en émettant un grognement à cause de la difficulté à la faire passer le talon, et tira délicatement sur sa chaussette.
– Vous êtes en panne ?
Il leva la tête.
Un homme se tenait devant lui.
Vêtu d’un pantalon de velours caramel-beurre-salé soutenu par de larges bretelles violettes-impériales, il portait un petit sac à dos ligne-bleue-des-Vosges, tenait à la main droite un bâton télescopique noir-aile-de-corbeau et le regardait de tout son haut bien qu’il ne fût pas très grand.
– Dites, vous me la faites façon « plongée » ou quoi ? demanda ex abrupto JiPé X assis sur son tronc.
– Ce ne serait pas plutôt vous qui seriez dans la contre-plongée ? rétorqua illico l’homme.
JiPé X se dit in petto que ce marcheur en pantalon de velours à grosses côtes avait de la répartie, puis, tirant toujours sur la chaussette qui collait à la peau à cause de sa texture serrée et de la transpiration, fronça les sourcils.
– Dites, dit-il pour la deuxième fois, vous ne seriez pas dans le cinéma ?
– C’est à cause de ma remarque sur la contre-plongée, hum ?
– C’est le cinéma ou l’exploration sous-marine, opina JiPé X tout en continuant à tirer sur sa chaussette.
– Il n’y a pas de contre-plongée dans la mer ! Seulement de la plongée, n’est-ce pas !
– C’est bien pour ça que j’ai parlé de cinéma !
– Hé ! Ho ! réagit l’homme en agitant l’index de la main gauche. Vous avez quand même évoqué l’exploration sous-marine, non ?
– Question de rigueur intellectuelle, expliqua JiPé X en dégageant complètement son pied. Je suis cartésien. C’est très douloureux.
– Vous avez essayé Pierre Dac ?
JiPé X leva les yeux.
– La douleur dont je parle n’est pas d’ordre philosophique. – Il désigna son gros orteil – C’est ici que se situe le problème.
L’homme appuya son bâton contre le tronc d’un chêne vert qui se trouvait là, lui aussi, et s’accroupit pour observer de plus près le problème qui se manifestait sous la forme d’une petite ecchymose d’un rouge qui tirait déjà vers le violacé.
– Je sais vous aider, dit-il en se relevant pour se défaire de son sac.
Il sortit d’une poche extérieure un tout petit pot de verre dont il dévissa le couvercle, ramassa du bout de son index droit un peu de la matière onctueuse qu’il contenait puis, après avoir sollicité l’accord de JiPé X qu’il obtint d’un simple mouvement des paupières, s’accroupit à nouveau et massa doucement l’ecchymose.
– Dites, redit pour la troisième fois JiPé X, ne seriez-vous pas un praticien belge ?
L’homme avait essuyé son doigt sur une feuille tombée d’un chêne aux feuilles caduques qui, comme tous les autres, se trouvait là, lui aussi, et revissait le couvercle du petit pot.
– Comment avez-vous deviné ma belgitude ?
– « Je sais vous aider », avez-vous dit.
– Et ?
– Savoir pour pouvoir est caractéristique du Belge francophone.
– Bien observé… Vous êtes sémioticien ?
– Non.
– Ethnologue ?
– Non plus.
– Alors, vous êtes de la police.
– Pas moi, non. Mais un de mes amis, oui.
Le Belge s’assit sur un gros caillou non loin et presque en face du tronc d’arbre où était assis JiPé X.
– C’est comme pour moi, dit-il.
– Vous aussi, vous avez un policier parmi vos amis ?
– Pas du tout ! Un praticien.
– Ah… Vous n’êtes donc pas le praticien que je subodorais ?
– Eh non.
– Ah.
Et ils demeurèrent en un silence dont la profondeur témoignait de l’importance du moment.
– Chacun de nous a découvert la moitié d’une partie de la réalité existentielle de l’autre, constata pensivement JiPé X.
– Il nous reste à révéler l’autre moitié, acquiesça l’homme. Nous verrons bien si elles s’emboîtent.
Le silence plus profond encore qui suivit indiquait cette fois la conscience qu’ils avaient d’être tout près de l’apogée du moment dont ils avaient pressenti l’importance quelques secondes auparavant.
– Hum, hum, émirent-ils de conserve pour chasser de leur gorge les encombrements qu’y secrétait l’émotion.
– Je m’appelle JiPé X et je suis faiseur d’histoires ; histoires au pluriel, les petites.
– Je m’appelle une fois Georges Van AA avec deux A et je suis scénariste d’Histoire, au singulier, la grande.
Ils se regardèrent en hochant la tête, une nouvelle fois de conserve, ce qui est un signe.
– Ça s’emboîte, dit George Van AA.
– Ça s’emboîte, dit JiPé X.
– Appelez-moi GE, dit Georges Van AA
– Appelez-moi JE, dit JiPé X.
Le lecteur aura remarqué que les deux personnages ont la même double réalité existentielle, ce qui, comme le double hochement de tête simultané, là, juste au-dessus, est aussi un signe. La question est « signe de quoi ? » qui s’ajoute à celle du « que qui ? » du « JE est un autre ». C’est dire que le discours se complexifie en même temps que le récit.
Georges Van AA remit le petit pot de verre dans la poche du sac. Tout observateur attentif eût remarqué les plis de son front, et JiPé X était un observateur attentif, à l’exception notable des cailloux des chemins, notamment ceux des Cévennes. Il attendit.
– Allez-vous au marché de G*** ? s’enquit enfin Georges Van AA.
– Oui.
– Nous saurions peut-être nous y retrouver ? Mon épouse et moi prenons une tasse et un verre aux alentours de onze heures et quelque au Café de la Bourse.
– Mon épouse et moi aussi, approximativement à la même heure, mais au Café de la Poste.
– Ah… Voilà pourquoi nous n’avons pas su nous rencontrer… Au fait, comment se nomme votre épouse ?
– FRA. Et la vôtre ?
– MA.
– Nous avons des épouses monosyllabiques, remarqua JiPé X.
– Nous savons donc dire une fois que nous sommes des gens simples, dit Georges Van AA avec un sourire.
– Doublement simples, acquiesça JiPé X avec le même sourire.
(à suivre)