Quand je sors de chez moi (oui, le vendredi, pour me rendre au marché, oui, je sais, je l’ai déjà dit !), je rencontre invariablement mon voisin qui revient de la boulangerie, l’œil brillant, avec ses deux croissants dans un sachet de papier marron. Toujours aussi invariablement, il me dit « Salut, JiPé X ! » et avant que je n’aie eu le temps d’ouvrir la bouche, il me demande « Tu vas au marché ? » parce qu’il me tutoie.
JiPé X (X, c’est la lettre, donc prononcez « ixe », comme pour les rayons, X, le nombre dix, étant réservé à Léon et à Pie à Charles… et aussi à Renault même si là c’est écrit en chiffres arabes), c’est mon nom. Enfin, un des deux noms parce que j’en ai un autre : JE. Si on me demande pourquoi j’ai ces deux noms, je réponds qu’il y en a un qui est vrai et l’autre qui est faux et que je ne me rappelle pas lequel est le vrai, lequel est le faux. A force d’imaginer des histoires – je suis un faiseur d’histoires – j’ai du mal à distinguer le vrai du faux et réciproquement.
Par commodité, j’ai pris l’habitude de dire que « JE est un autre », différent du « Je hais un autre » par la liaison « z’un autre », et du « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud par mes deux majuscules qui indiquent que mon JE à moi n’est pas son Je à lui. Et puis, lui est un homme aux semelles de vent et moi non pas du tout, lui est né à Charleville-Mézières et moi non pas encore du tout, et lui se prénomme Arthur et moi non toujours pas du tout, ce qui fait… je fais le compte… trois voire quatre excellentes raisons de ne pas confondre lui avec moi et moi avec lui !
Bref.
J’ai du mal à comprendre pourquoi ce voisin me pose cette question alors qu’il connaît la réponse puisqu’il m’interroge en regardant fixement mes cabas flasques, mous et avachis comme le sont les cabas vides. Peut-être voudrait-il que je lui demande s’il revient de la boulangerie ? Comme je vois dans ses mains le paquet rebondi qu’il porte ostensiblement et dans ses yeux la jouissance que vont lui procurer les croissants qu’il va suçoter avec un fort bruit de bouche – il m’a expliqué qu’il les trempe dans du café au lait, ce qui, outre la question d’esthétique, pose celle du rapport entre, d’une part, le craquant-croustillant-sorti-du-four, d’autre part, le mou-dégoulinant-sorti-du-bol, donc de la pertinence du « tremper » pour le croissant frais quoique il soit chaud – hum… comme je vois etc., disais-je au début de la phrase, il pourrait penser que je me moque puisque j’ai sous les yeux la réponse à ma question. Donc, je ne lui demande pas et je vais tout droit à l’essentiel.
L’essentiel est dans la différence de notre situation, à savoir que moi, je vais pour faire et que lui, il revient après avoir fait… Hum… Faire… Avoir fait… Oui… Tiens… Ça me fait penser à être et avoir été… J’ouvre une nouvelle brève parenthèse à propos de la formule « On ne peut pas être et avoir été » habituellement prononcée par des gens d’un âge certain et qui est censée dire une vérité de bon sens, alors qu’elle est l’expression d’une contradiction ontologique : en effet, comment être si l’on n’a pas été ? L’être ne contient-il pas nécessairement l’avoir été ? Vous voyez pourquoi je parlais d’ontologie… Je ferme la parenthèse.
Hum… Quand même, je me souviens avoir demandé à un ami que je voyais sortir d’un salon de coiffure « Tu t’es fait couper les cheveux ? ». Il ne l’a pas mal pris, quoiqu’il eût pu et donc eût pu me répondre « non, je le les suis fait allonger », et là, si l’on m’autorise cette expression idiomatique, je l’eusse eu « dans le baba », comme on dit dans les anciennes pâtisseries polonaises. Il doit bien y avoir une raison à ce type de questions dont on a la réponse au moment où on les pose, et même avant. Là encore, il faudra que je creuse.
Bref.
Je parviens à hauteur de la halle cinq minutes plus tard et je me dirige aussitôt vers le marchand forain poissonnier. Il vient de Palavas-les-Flots et vend des grosses crevettes roses qui, elles, viennent de Madagascar, parce qu’il n’y en a pas de si grosses dans la Méditerranée qui est pourtant une mer grande, oui, mais pas aussi grande que l’océan indien. Je lui en achète systématiquement une douzaine. Quand il me voit arriver, et avant même que je dise quoi que ce soit, il prend une feuille d’emballage de poissonnier (il y a des poissons dessinés dessus) et fait un pas sur sa gauche, en direction des crevettes dont le tas est à la droite du client quand il arrive de face.
Je vous laisse le temps de vous représenter la scène. Ce n’est pas sans importance.
Vous y êtes ?
Une fois, j’ai acheté des filets de carrelet à la place des crevettes, et j’ai dit au poissonnier que j’espérais ne pas le déstabiliser avec ce changement brutal qui l’a obligé à faire un pas sur sa droite puisque les carrelets sont sur la gauche du client, toujours quand il arrive de face. Il m’a assuré que non, mais je sais aussi que le client a par principe toujours raison, ce qui n’est pas la même chose qu’avoir sa raison puisque les transactions commerciales en général et sur les marchés en particulier ne sont pas toujours le produit d’une démarche rationnelle, si elles le sont jamais. Vous comprenez maintenant pourquoi je disais que ce n’était pas sans importance !
Je lui demande aussi si la météo lui a permis de sortir en mer et je sais qu’il peut me répondre sans être trop gêné par le comptage des douze crevettes qu’on peut effectuer avec les yeux.
En revanche, je ne parle au conchyliculteur – lui vient de Mèze – qu’avant qu’il ait commencé de compter et qu’après qu’il a fini – oui, la construction est très lourde, mais je l’ai fait exprès pour mettre en évidence l’indicatif après « après que » et le subjonctif après « avant que »… oui, c’est une phrase didactique, désagréable et pédante… oui… nous avons tous nos faiblesses – les deux douzaines d’huîtres que je vais acheter immédiatement après les crevettes. En effet, pour compter jusqu’à vingt-quatre, il faut se concentrer deux fois plus que pour compter jusqu’à douze, et même un peu plus puisqu’il compte treize huîtres à la douzaine. Ce qui fait vingt-six, donc.
Les crevettes sont pour mon épouse, FRA, qui ne peut plus manger d’huîtres à cause d’une intoxication due à une seule huître et de la mémoire vraiment têtue du foie qui se met à protester quand il sent en arriver une même si elle est saine. J’en conclus que c’est un organe à la réflexion très limitée, quasiment mécanique, qui ne fait pas honneur à l’humanité.
Hum… J’en viens donc à me demander si la crise de foie n’aurait pas un rapport avec la crise de foi. A l’oral bien sûr. Sauf pour ceux qui ne savent pas écrire foie. Je pense aussi aux Belges qui, paraît-il, disent souvent « une fois », même s’ils n’habitent pas dans l’Ariège et ignorent cette comptine :
Il était une fois,
Dans la ville de Foix,
Une marchande de foie,
Qui vendait du foie…
Elle se dit : Ma foi,
C’est la première fois
Et la dernière fois,
Que je vends du foie,
Dans la ville de Foix.
L’histoire ne dit pas pourquoi cette marchande est à ce point déçue. Peut-être que les gens de Foix n’achètent pas du foie parce qu’ils ont déjà la foi et qu’ils confondent les deux mots ?
Bref.
Je rentre ensuite chez moi et range les huîtres bien à plat dans une bassine carrée pour qu’elles gardent leur eau que je viderai quand je les ouvrirai pour qu’elles puissent la reconstituer avec moins de sel puisqu’elles ne sont plus dans la mer mais dans une bassine carrée sans eau de mer. J’utilise, pour cette opération d’ouverture très technique à hauts risques, d’épais gants verts grenus conçus et fabriqués exprès pour tailler les rosiers. Un détournement de fonction à sens unique puisqu’il est impossible d’utiliser des gants-pour-ouverture-d’huître – ils n’existent pas – pour tailler les rosiers. Quand j’ai acheté les gants chez le marchand, il m’a dit « Ah, je vois que vous allez tailler vos rosiers ! ». Je lui ai expliqué à quel usage je les destinais, et il a eu l’air vraiment intéressé. Je lui ai alors conseillé de placer sur le rayon des gants-à-tailler-les-rosiers une notice écrite au gros feutre rouge qui préciserait qu’on pouvait les utiliser pour ouvrir des huîtres. Je suis revenu plus tard pour un autre achat et j’ai constaté qu’il n’avait pas mis de notice explicative. Peut-être parce qu’il n’y a pas assez de mangeurs d’huîtres à G***.
Un peu plus tard, FRA et moi allons acheter des légumes et des fruits avant de boire un café (moi) et un décaféiné allongé (elle) assis (elle et moi) à la terrasse ombragée de platanes du Café de la Poste. Comme le bureau de poste a déménagé il y a très longtemps, je me demande pourquoi le propriétaire du café n’a pas modifié son enseigne en Café de l’Ancienne Poste, ce qui éviterait à ceux qui ne connaissent pas la ville et qui ont besoin d’acheter des timbres ou de poster une lettre ou un paquet de tourner la tête en tous les sens avant de demander « Mais où est donc le bureau poste ? ». A moins qu’il ne s’agisse du relais de poste où l’on changeait les attelages des voitures à chevaux ? De toute façon, il n’y a plus d’attelages et je n’imagine pas qu’on puisse demander « Où est le relais de poste ? », mais plutôt « Où y-a-t-il une station-service ? » même s’il n’y a pas de café portant cette enseigne.
Bref.
Tel était le vendredi matin en général, jusqu’à la rencontre et à la petite c. qui changèrent beaucoup de choses. Ce qui est peu dire, comme vous l’allez voir. Ah… J’ai mis l’abréviation c. pour éviter d’écrire en toutes lettres le gros mot synonyme de bêtise et l’italique pour qu’on comprenne que les deux noms ont un sens très particulier.
Je raconterai l’une et l’autre (la rencontre et la petite c.) à la troisième personne et aussi à la première : j’ai prévenu que je ne savais pas toujours faire la différence entre ce qui est réel – Jipé X ou JE – et ce qui relève de la fiction – JE ou JiPé X.
(à suivre)