Conte de Noël (2)

                                     II
Vendredi 24 décembre 1999 – 23 heures 20 –
Hôpital de la Croix-Rousse – Lyon.

Joseph Legendre allait et venait dans le couloir,
embarrassé de son mètre quatre-vingt-dix et de ses
quatre-vingt-dix-huit kilos. Il jeta un coup d’œil à
l’horloge du couloir. Il y avait bientôt une heure
qu’Anne-Marie était dans la salle d’opération.
Dès leur arrivée, trois heures plus tôt, un
brancardier l’avait fait asseoir dans un fauteuil roulant
et aussitôt emmenée dans une salle d’examen. Elle y
était entrée seule après un regard angoissé à son mari.
Legendre était resté à la porte.

Au début de la grossesse, lors des premières séances de préparation à
l’accouchement, il avait écouté les explications, suivi
les dessins au tableau, aidé sa femme à faire les
exercices de respiration, mais quand on leur avait
projeté le film d’une naissance, il avait tourné de l’œil
et on avait dû le sortir sur une civière, non sans peine.

Anne-Marie était dans la salle d’examen depuis une dizaine de minutes quand une femme en blanc, un peu forte, était sortie et s’était approchée. Il l’avait prise pour un médecin à cause du stéthoscope autour du cou, mais
elle avait dit qu’elle était sage-femme, que l’enfant se
présentait mal et que le chirurgien avait été appelé
pour pratiquer une césarienne. Devant son air
d’incompréhension, elle lui avait lentement expliqué en
choisissant ses mots. Elle avait ajouté que c’était une
opération courante, sans gravité. Il avait écouté sans
rien dire. Elle était repartie, et il était resté là, debout,
appuyé contre le mur près de la porte, la tête
bousculée par les images sanglantes du ventre ouvert
de sa femme.
Il était finalement allé s’asseoir dans la salle
d’attente et avait pris sur la table un magazine dont la
couverture avait disparu. En tournant les pages
froissées, il avait vu défiler des lits de bébés,des chauffe-biberons, des vêtements pour femmes enceintes.

Et puis, il était tombé sur la publicité.

Une page entière. La même que celle qu’il
avait découpée dans le journal et punaisée sur le mur
de la chambre à côté du lit.

Chaque soir avant de se coucher, il la lisait et la relisait.
Y étaient énumérés les cadeaux qu’offraient au
premier petit Français du troisième millénaire de
grandes marques commerciales associées pour
l’occasion : des meubles de la chambre, au voyage à
Disneyland pour les quatre ans, en passant par les
dragées du baptême, un reportage dans Paris-Match et
une année de couches-culottes et de talc peau-douce, la
liste était longue. Il pouvait la réciter par cœur.

Il avait reposé le magazine et s’était remis à
arpenter le couloir, s’arrêtant devant les baies vitrées
pour regarder la nuit, les mains dans les poches de
son pantalon de velours noir à grosses côtes,
s’asseyant sur une chaise qui traînait, se relevant
aussitôt pour reprendre sa déambulation.

Il avait déjà bu deux cafés noirs serrés. Il s’approcha une
troisième fois de la machine automatique et se décida
pour un cappuccino avec double dose de sucre.
Il s’adossa au mur, dans la pénombre, les yeux
fixés sur la porte qui donnait accès au bloc opératoire.
Anne-Marie était passée, allongée sur un chariot,
les deux mains posées sur son ventre énorme,
haletante, les cheveux collés par la transpiration et le
visage ruisselant. Méconnaissable, à faire peur.
Le service était désert. Quelques instants plus tôt,
une infirmière en sarrau vert était sortie du bloc. Elle
lui avait jeté en passant un coup d’œil par-dessus son
masque sans rien lui dire et s’était dirigée vers une
porte rouge. Une plaque portait l’inscription
« Réservé au personnel ». Elle avait composé un
code. Il avait entraperçu une armoire vitrée. Quand
elle était repassée, il n’avait pas osé lui parler.
Depuis, personne.
Il avala une gorgée.

La première contraction s’était produite à dix-neuf
heures, au moment où ils se mettaient à table. Elle lui
avait tout de suite demandé de l’emmener à l’hôpital :
ils étaient loin, il fallait presque une heure de route,
elle avait peur d’arriver trop tard. Il avait essayé de la
calmer en lui rappelant qu’ils avaient fait leur fils
exprès le premier avril, que le médecin avait assuré
que l’accouchement serait pour la fin de l’année. Lui,il était sûr qu’il naîtrait le premier janvier, qu’il serait le premier du millénaire et qu’il gagnerait tous les cadeaux.
Comme elle ne se décidait pas à servir, il avait
versé la soupe dans les bols, ajouté le fromage fort et
coupé le pain. Et il s’était mis à manger, comme tous les
soirs, à grandes cuillerées bruyantes. Elle avait goûté
le mélange du bout des lèvres, le regard fixe, ne
cessant de se tortiller sur sa chaise. Son bol fini,
il s’était appliqué à découper le saucisson en
faisant semblant de ne rien remarquer. La seconde
contraction, plus forte, avait mis Anne-Marie au bord
de la panique. Il avait voulu recommencer son
explication, mais elle s’était mise à pleurer. Alors, il
avait fermé son Opinel, vidé son verre et s’était dirigé
vers le téléphone posé sur un coin du buffet.

Il  n’aimait pas cet appareil. Il s’y était repris à deux fois
pour taper de son gros doigt les dix chiffres qu’elle
avait écrits sur le carnet. A l’autre bout, une voix de
femme lui avait posé des questions, il avait répondu
comme il avait pu en parlant fort à cause de la
distance, et elle lui avait conseillé de venir. Il avait
raccroché et dit à Anne-Marie de mettre son manteau.
Les mains sur le ventre, elle avait couru jusqu’à  la salle de bains récupérer sa trousse de toilette pour la mettre dans la valise qu’elle faisait et refaisait tous les jours depuis
trois semaines. Il avait enfilé sa canadienne et ils
étaient partis en laissant tout sur la table.
Sur la petite route cabossée, il s’était tu à cause du
bruit de l’outillage entreposé à l’arrière de la
camionnette, mais une fois sur la nationale, il s’était
mis à ruminer sa malchance à voix haute, les yeux rivés sur le
faisceau des phares, serrant le volant comme s’il
voulait le briser.  Assise sur le bord du siège, les mains plaquées sur les reins, elle l’avait supplié de se taire et d’aller plus vite.

Un reflet de lumière bleue attira son attention : en
contrebas, une ambulance venait de s’arrêter devant
l’entrée des urgences. Des infirmiers se précipitaient,
poussant un chariot surmonté d’une potence où se balançait un bocal.
Brusquement, il sentit une main sur son bras.
– Monsieur Legendre ?
Il se retourna d’un coup. Un peu de café s’échappa
du gobelet.
L’homme qui l’interpellait avait un visage
rougeaud éclairé d’un large sourire. Légèrement en
retrait, se tenait un autre homme à l’air sévère et
froid, vêtu d’un costume sombre. Legendre saisit
machinalement la main que tendait le premier et
l’engloutit dans la sienne ; elle était courte, épaisse, et
il eut l’impression de serrer un morceau de
caoutchouc mou. En même temps, son regard fut
accroché par le reflet d’une petite croix métallique
épinglée sur le revers de la veste. L’autre, plus grand,
maigre, portait autour du cou un crucifix accroché à
une chaîne comme un collier de femme. Un col blanc
rigide dépassait de son pull-over noir. Lui aussi
souriait, mais ce n’était pas le même sourire et son
regard était froid.
– C’est moi, oui,  répondit-il d’une voix inquiète.
– Jacques Fournery, se présenta le premier en
dégageant sa main. Je suis l’aumônier de l’hôpital. Et
voici le père Armand Champin qui va me remplacer.
Je prends ma retraite, c’est mon dernier jour ici.
Legendre les dévisageait.
– Ça s’est mal passé ? C’est pour ça que vous êtes là ?
L’aumônier accentua son sourire.
– Non, non, rassurez-vous ! L’infirmière que j’ai
eue au téléphone m’a seulement prévenu que vous
vous faisiez du souci pour votre femme. Une
césarienne, c’est bien ça ? On est venu parler un
moment avec vous.
Legendre respira un grand coup.
– Ah bon ! Vous m’avez fait peur ! – Il fronça
brusquement les sourcils – D’habitude, vous restez si tard
que ça ?
Les deux prêtres échangèrent un regard surpris.
– Mais c’est Noël ! s’exclama Champin.
– Nous allons célébrer la messe de minuit dans la chapelle.
– La messe… Ah, oui, j’avais oublié, bredouilla Legendre.
Fournery posa sa main sur son bras.
– Vous êtes perturbé, c’est normal.
Legendre hochait la tête.
– Ils disent qu’il est pas mis comme il faut. Et puis, il arrive trop tôt !
– C’est un prématuré ?
– Non, c’est qu’on l’avait fait pour le premier janvier ! Vous savez bien tout ce qu’il va gagner celui qui sera le premier Français du millénaire ! Ils en parlent tous les jours à la télé !

Et il énuméra une liste hétéroclite qu’il conclut par un haussement
d’épaules.

– Mais nous, on n’a pas de chance ! Surtout qu’on avait tout bien calculé !
– Bien sûr, je comprends, acquiesça Fournery  en
jetant un coup d’œil inquiet à son collègue. Mais
dites-moi, monsieur Legendre, j’espère que vous allez
quand même bien l’accueillir, cet enfant ?
– Ben, oui, c’est sûr !
– C’est votre premier, m’a dit l’infirmière.
Legendre se redressa.
– Quand ma femme elle a eu… vous savez, pour voir dans le ventre…
– Une échographie.
– Oui, eh ben, ils ont vu que c’est un garçon !
Champin fit un pas, levant un index doctoral.
– C’est un ange envoyé dans votre foyer, monsieur Legendre ! Songez qu’il va naître le même jour que Notre Seigneur Jésus ! Vous rendez-vous compte de la grâce accordée à votre famille ? Le même jour que le fils de Dieu ! A côté de ce présent divin, que valent ces misérables babioles, ces simulacres de vaine
richesse ? Ressaisissez-vous, Monsieur Legendre !
Offrez votre fils au Père qui s’incarne en prenant
notre misérable condition pour racheter nos péchés et
nous offrir la vie éternelle !

Legendre écoutait, le front plissé, le regard allant
du doigt agité de l’un aux signes apaisants de l’autre.
Il finit par avaler d’un coup le reste de café qui avait
refroidi, puis écrasa le gobelet dans sa main en
désignant d’un geste brusque l’entrée du bloc opératoire.
– Qu’est-ce qu’ils fabriquent là-dedans ? Elle y est
au moins depuis une heure !
– Vous savez, dit très vite Fournery d’une voix
douce et rassurante, il n’y a rien d’alarmant. Ils
attendent d’être sûrs avant d’opérer.
– Ah bon ?
– Mais oui ! Parfois ça peut être assez long et…
– Dites, monsieur Legendre, coupa Champin, quel
prénom avez-vous choisi ?
Legendre jeta le gobelet dans la poubelle et
enfonça les mains dans ses poches en se balançant d’un pied sur l’autre.
– On est pas d’accord, lâcha-t-il. Anne-Marie, c’est
Léonardo, moi c’est Bruce.
– Bruce ? Léonardo ? répéta Champin, le regard dur.
Avec un rire forcé, Fournery tapota le bras du menuisier tout en adressant un œil réprobateur à son collègue.
– Voyons, père, tout le monde ne peut pas s’appeler Pierre, Paul ou Jacques, n’est-ce pas ? Tenez, enchaîna-t-il aussitôt pour empêcher une nouvelle invective, nous allons prier pour vous pour que tout se passe bien. On vous verra peut-être à la
messe, demain matin ? Elle est à neuf heures trente.
Legendre hochait la tête.
– On y va pour les fêtes, Anne-Marie et moi. Mais
demain, avec tout ça, je sais pas.
– Bien sûr ! conclut Fournery en regardant sa
montre. Bon, il est temps de nous rendre à la chapelle.
A bientôt, monsieur Legendre, et n’ayez pas
d’inquiétude, vous verrez, tout ira bien ! Vous venez, père ?
Les deux hommes s’éloignèrent dans le couloir et
Legendre retourna vers la machine à café.
                                            *
Vendredi 24 décembre 1999 – 23 heures 30 –
La Dombes.
Ils s’étaient installés au salon. Paul-Stephan et
Judith avaient choisi le canapé pour se tenir la main,
les trois autres occupaient les fauteuils. Tout en
suivant la conversation, Walkowski remuait dans un
coin de sa tête les questions que lui posait la lettre
écrite par cette femme avant de se suicider.
La conversation portait sur les travaux
d’aménagement de la maison. La construction de la pergola sur laquelle devait courir une vigne était pratiquement achevée.
– Finalement, quelle couleur vous avez choisie ? demanda Paul-Stephan.
– Un ocre, assez doux, répondit Pauline. Legendre voulait du bleu.
– Legendre ?
– Le menuisier, indiqua Walkowski.
– Je préfère aussi l’ocre, dit Judith.
– Il a fallu discuter, ajouta Pauline. Il était absolument convaincu qu’il fallait du bleu, à cause de l’étang.
– Il avait même commencé à peindre et on a dû lui
expliquer qu’on n’était pas au bord de la mer. Cela
dit, il est compétent et sérieux. Il a déjà changé les
huisseries et il a fait du bon travail.
– Il a eu un itinéraire difficile. Sa mère a accouché
sous X, et il n’a jamais su qui étaient ses parents. Sa
femme n’a pas été très gâtée, elle non plus ; elle a été
enlevée à ses parents à deux ans et placée dans une
famille d’accueil.
– Ils ont acheté une vieille ferme avec une grande
remise où il a aménagé un atelier. Il a eu du mal au
début, à cause des histoires qu’on raconte sur leurs
parents. Des gens bien intentionnés ont même essayé
de nous dissuader de faire appel à lui pour les
travaux !
– Les mauvaises langues, soupira Arnaud-Jan,
c’est comme les herbes du jardin, il n’y a pas besoin
de les arroser, elles poussent toutes seules !
– Avec la différence qu’on peut arracher l’herbe,
dit Paul-Stefan.
– C’est vrai… Quand même, c’est curieux ce
besoin de raconter des histoires sur les gens ! Et puis,
pourquoi les enfants seraient-ils responsables des
bêtises de leurs parents ? Vous, par exemple… Oh,
mais j’oubliais, c’est Noël ! Paix aux hommes de
bonne volonté ! Aux femmes aussi !
Judith éclata de rire.
– A propos d’enfant, est-ce que sa femme ne doit
accoucher ces jours-ci ? demanda Walkowski à Pauline.
– Oui. C’est leur premier et il m’a dit que c’était
un garçon.
– Et lorsque l’enfant paraît, enchaîna Arnaud-Jan
sur un ton déclamatoire, non seulement le cercle de
famille applaudit, mais les angles s’arrondissent, les
esprits s’ouvrent et les pesanteurs s’allègent ! – Il prit
un air inspiré – Un jour, le charpentier appréciera
votre ocre !
– Appréciera votre ocre ! s’exclama Jan-Stefan. Il
me semble entendre Hugo se retourner dans sa tombe.
– La jalousie, sans doute.
– Pour la pesanteur, il est assez impressionnant, reprit
Walkowski. Plus d’un mètre quatre-vingts et près de
cent kilos ! Il manie les poutres comme des
allumettes, mais pour le reste, c’est un éléphant dans
un magasin de porcelaine.
– Malgré les apparences, c’est quelqu’un de fragile, ajouta Pauline.
Un violent coup de vent leur fit lever la tête.
– Ah ! On dirait que la tempête pointe le bout du nez, déclara Arnaud-Jan en se levant. Je propose de faire un sort au dessert pendant que le toit est encore
là. Tout le monde est d’accord ? – Il vint donner une
tape amicale sur l’épaule de son frère – Tu m’aides ?
– Je viens aussi, dit Judith.
Pauline rapprocha son fauteuil.
– Tu as l’air préoccupé, Pierre.
Il parla de la lettre.
– J’aurais peut-être mieux fait de la laisser au bureau.
Elle posa sa main sur la sienne.
– Tu l’as apportée.
Les jeunes gens revenaient de la cuisine avec les
assiettes et le dessert glacé accompagné de petits
gâteaux au miel et aux amandes confectionnés par la
mère de Judith.
Il était minuit quand ils se souhaitèrent une bonne
nuit.
                                               *
Dans leur chambre, il lui donna à lire la photocopie.
Les rafales se succédaient, de plus en plus fortes et
rapprochées.
Sous le toit, le bruit était éprouvant. Walkowski ne
pouvait s’empêcher de scruter le plafond, même s’il
savait qu’il n’avait aucune raison d’être inquiet. Les
tuiles faîtières étaient maçonnées, elles avaient été
suivies par Legendre au moment où il avait installé la
pergola et celles de la toiture étaient calées sur des
plaques de Fibrociment.
Pauline, assise sur le lit, tourna vers lui un visage
songeur.
– On peut déplorer le tour commercial qu’a pris
Noël, mais souillure qu’elle souligne fortement n’est
pas un terme adéquat. Il renvoie à autre chose.
– Un événement qu’elle a vécu comme une
souillure ?
– Ou dont on l’a convaincue qu’il en était une.

                                  III
Samedi 25 décembre 1999 – Minuit trente –
Hôpital de la Croix-Rousse.
Le professeur Henri Grand venait de pratiquer l’incision abdominale.
– Ecarteurs, demanda-t-il.
Il se débarrassa du scalpel, et sentit la dureté du
métal de l’instrument chirurgical qu’on lui plaquait
avec fermeté dans la paume de la main. Du sang avait
giclé, vite absorbé par les compresses. Le nouvel
interne, qu’il surveillait du coin de l’œil, était
efficace. Quand l’ouverture fut suffisante et
solidement maintenue par les écarteurs, il parvint
jusqu’à l’enfant dont il découvrit la tête, lui ouvrit la
bouche où il introduisit le pouce et, après avoir passé
son index sous le menton, le tira doucement vers lui,
par des mouvements oscillants successifs de flexion
et d’extension. En même temps, il fit un signe à
l’interne qui exerça une légère pression utérine, et
l’enfant vint sans difficulté, glissant entre les parois
du ventre ouvert de sa mère. Il avait le cordon autour
du cou et le visage légèrement violacé, mais il cria à
la première sollicitation. Une infirmière l’emporta
pour sa première toilette.
– Pinces en cœur, quatre !
On lui tendit successivement les quatre pinces.
– Injection !
L’infirmière qui était à ses côtés saisit une seringue
préparée et fit à la parturiente une intramusculaire de
méthylergométrine.
– Sutures en redingote, indiqua Grand à l’interne.
Il observa attentivement la réalisation de ce point
particulier, puis enleva les écarteurs.
– Tu mettras les agrafes, ajouta-t-il en se reculant
pour laisser la place.
Au chevet d’Anne-Marie Legendre, l’anesthésiste,
l’œil sur les cadrans de contrôle, commença la
procédure de réveil.
Quelques minutes plus tard, l’interne vint se
changer dans le vestiaire. Grand finissait de
s’habiller. Il attendit qu’il se soit défait de ses gants et
qu’il ait ôté son bonnet et son masque.
– Alors, Malhuc, cette première césarienne ?
Jean-Marc Malhuc s’enduisait les mains de
produit désinfectant.
– Ça va, se contenta-t-il de répondre.
Depuis son arrivée dans le service, quinze jours
plus tôt, Grand avait été frappé par son laconisme et
sa timidité, surtout à l’égard des infirmières. De quel
œil pouvait-il bien regarder les figures au réalisme cru
dessinées par les internes sur les murs de la salle de
garde ? Un introverti, se dit-il en prenant son
pardessus. Ou un homo.
– Tu es de garde aujourd’hui ?

– Oui.
– Tu as de la famille à Lyon ?
– Non.
Grand n’insista pas.
– Je vais dire un mot au papa et je rentre.
Malhuc, qui se rinçait, bredouilla quelque chose
d’inintelligible.
                                        *
Legendre s’était assoupi dans un fauteuil de la
salle d’attente. Il sursauta violemment quand il se
sentit secoué par le bras. Il vit, penchée sur lui, une
figure d’homme entourée de cheveux blancs.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il d’une voix
forte en dégageant son bras et en se redressant.
– Du calme, monsieur Legendre, du calme… Je
suis le docteur Grand. Je viens d’opérer votre épouse.
Tout s’est passé normalement. Elle va bien et votre
fils aussi. On va les garder quelques jours. La
surveillante vous expliquera tout ça. Vous pourrez les
voir dans un moment, quand elle sera réveillée.
– Ah bon ? balbutia-t-il, hébété.
Le médecin lui donna une tape sur l’épaule et s’éloigna.
Legendre le suivit machinalement du regard, et
comme il sentait des larmes lui venir aux yeux, tourna
son fauteuil face au mur pour ne pas être vu en train
de pleurer.
                                                   *
1 heure – Chapelle de l’hôpital
Fournery quittait son aube dans la petite sacristie.
– Sans vouloir polémiquer, père, je trouve que
votre homélie a été bien sévère, pour une veillée de Noël !
Champin, piqué au vif, réagit vivement.
– Sévère ? Mais vous avez vu l’inertie de l’assistance ? Et quelle assistance ! Une demi-douzaine d’apathiques !
– Je vous avais dit que je n’étais pas d’accord pour
célébrer la messe à minuit ! C’est beaucoup trop tard !
– Il eut un mouvement des épaules, comme pour se
libérer d’un poids – Après tout, c’est vous qui êtes
l’aumônier maintenant. Mais n’en demandez pas
trop !
– Je n’ai pas l’impression de trop en demander,
répondit Champin en baisant l’étole qu’il venait de
quitter et en faisant une longue génuflexion
accompagnée d’un ample signe de croix.
Non seulement tu en demandes trop, mais tu en
fais trop, se dit Fournery en suspendant son aube dans le
placard.
– Noël est la fête fondatrice, continuait Champin,
elle est au cœur de notre foi : Dieu fait homme, sorti
du ventre de sa mère, comme n’importe lequel d’entre
nous, le « fruit de ses entrailles » !
Fournery dont le père avait été charcutier détestait
cette expression.
– Vous avez beaucoup insisté là-dessus dans votre
homélie…
– Parce que vous pensez que l’Incarnation est un
simple détail ? Le monde oublie ce mystère divin
comme il oublie tout le reste ! Au contraire de vous,
je suis convaincu qu’il faut renouer avec les saintes
traditions, les faire revivre pour lutter contre le
matérialisme athée ! Si cela n’avait tenu qu’à moi,
j’aurais célébré les trois messes rituelles.
– En latin, peut-être ? laissa échapper Fournery.
Champin lui jeta un regard glacial.
– A force de reculer, par calcul ou par lâcheté,
nous renions nos valeurs, et il ne faut pas nous
étonner si les fidèles désertent nos églises ! Vous avez
vu cet homme, tout à l’heure, dans le couloir : sa
femme et lui n’assistent à la messe que pour les fêtes,
et il nous le dit benoîtement, comme ça, à nous, des
prêtres, des hommes de Dieu, sans la moindre gêne,
comme si c’était absolument normal ! Et, pour ce qui
est de son enfant, vous avez entendu : ils l’ont fait
pour gagner un voyage à Disneyland et avoir leur
photo dans Paris-Match ! Quant aux prénoms qu’ils
sont allés chercher… Je préfère ne rien dire !
Il continua de ranger les vêtements sacerdotaux
avec des gestes nerveux. Fournery avait fermé à clef
la petite armoire où étaient conservées les hosties. Il
se tourna vers son collègue.
– Eh bien, je ne suis pas d’accord avec vous !
L’autre le toisa.
– Non ? Et en quoi ? Vous pouvez me l’expliquer ?
Fournery dut prendre sur lui pour garder son calme.
– Qu’ils aient fait des calculs pour que leur enfant
naisse le premier janvier, c’est vrai, je vous l’accorde.
Mais ce qu’en toute charité chrétienne vous n’avez
pas le droit de faire, c’est de les réduire à ce simple
calcul. Et puis, cet homme, nous l’avons rencontré
dans des circonstances difficiles… Attendez que son
fils soit né, et vous verrez s’il tient le même discours !
Moi, je suis persuadé du contraire !
Champin ferma la porte de la penderie avec un
haussement d’épaules.
– Je reconnais bien là, excusez-moi de vous le dire,
votre naïveté ou votre optimisme béat.
– Je crains que nous n’ayons pas exactement la
même foi, soupira tristement Fournery. – Il consulta
sa montre – Vous venez avec moi ?
L’archevêché avait convié les prêtres à une collation.
– Non. Je rentre. J’ai mon homélie de demain à terminer.
Il va encore nous pondre un psychodrame, se dit
Fournery qui tenta de détendre l’atmosphère en changeant de sujet.
– Comment ça se passe à Saint-Irénée ? Vous
savez que je vais m’y installer ?
Champin  logeait dans ce séminaire depuis son arrivée dans le
diocèse de Lyon, deux ans auparavant. Il secoua la tête.
– Je l’ignorais. De toute façon, avec la crise des
vocations que nous traversons, ce ne sont pas les
places qui manquent !
Fournery ne pensait pas qu’il s’agissait d’une
simple crise, mais il jugea préférable d’ignorer.
– Bon, eh bien, à demain… ou plutôt à tout à
l’heure ! Vous vous rappelez que la messe est à neuf
heures et demie ?
Champin prit un ton pincé.
– Evidemment !
Fournery enfilait son pardessus.
– Avec ce vent, j’espère ne pas m’envoler… Soyez
prudent !
                                          *
1 heure 20. Hôpital de la Croix-Rousse.
Allons, monsieur Legendre, murmura
l’infirmière en se penchant par-dessus son épaule, il
faut rentrer maintenant. Vous voyez que tout va bien !
Legendre ne parvenait pas à quitter des yeux le
petit lit où dormait son fils, à côté de celui de sa
maman. Après être sortie de l’anesthésie, Anne-Marie
avait longuement serré son bébé dans ses bras avant
de se résigner à le laisser coucher. Elle s’était
endormie, apaisée, le visage détendu.
– Quand même, c’est mon garçon ! ne cessait-il de
répéter.
Les larmes lui vinrent à nouveau.
– Je suis trop bête, bougonna-t-il entre deux reniflements.
L’infirmière l’accompagna dans le couloir.
– Mais non, monsieur Legendre, lui dit-elle en lui
tapotant le bras, non, vous n’êtes pas bête du tout…
C’est votre premier, souvent ça remue, et pas
seulement les mamans, croyez-moi ! Bon,
maintenant, allez ouste, au dodo ! Vous avez grand
besoin de vous reposer. Où habitez-vous ?
– Dans la Dombes.
– Ça va aller ?
– Avec tout le café que j’ai bu, j’ai pas de sommeil.
– Bon. Je ne veux pas vous revoir avant quatorze
heures, au plus tôt ! C’est promis ? Faites attention, il
y a un vent à décorner les bœufs !
Il hocha la tête en marmonnant des paroles où il
était question du premier janvier et de Disneyland.
Elle le regarda partir en soupirant et retourna dans
le bureau des infirmières.
Il dut se courber pour rejoindre sa camionnette et
la portière faillit lui être arrachée des mains. Il
s’apprêtait à enclencher la marche arrière quand il
remarqua, deux places plus loin sur sa gauche, un
véhicule qui commençait à reculer. Il attendit la fin de
la manœuvre et reconnut, brièvement éclairé par un
lampadaire, le profil du nouvel aumônier.
Sur la nationale puis la départementale, désertes à
cette heure, il dut faire appel à toute son énergie pour
résister au sommeil. Dans une ligne droite, une rafale plus puissante que les autres lui fit faire une embardée qui l’amena près
du fossé.

La petite route de la forêt d’où partait le
chemin qui conduisait à sa maison était jonchée de
branchages qui l’obligèrent à slalomer. Il dut s’arrêter
pour enlever une grosse branche arrachée à un chêne.
Il était plus de trois heures quand il arriva chez lui.
Le courant était coupé. Il promena le faisceau de la
torche électrique sur la table encombrée et se versa un
verre de vin qu’il avala d’un coup. Lorsqu’il posa le
pied sur la première marche, la fatigue lui tomba
dessus comme une masse et il monta à l’étage avec la
sensation d’avoir une tonne sur le dos.

Il se jeta sur le lit sans se déshabiller.

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