Sous-titre : La Marseillaise en calembour
Personnages
– le comte Yvan, d’origine russe, communément appelé Yves, qui aime les tartines de beurre pour son goûter et qui parfois laisse échapper un mot russe.
– Alonse, son garde-chasse, familier, peu lettré, mais sachant compter.
– Le fermier, affligé d’une forte myopie et d’un mal de gorge chronique.
– Annie, sa fille, en permanence accablée de sommeil.
– Rougède, son promis, peu pourvu, qui la vouvoie par déférence.
– le maquignon, richement pourvu, spécialisé dans le commerce des gaurs, grands bœufs sauvages des forêts d’Inde et du Népal, et fier de lui.
ACTE 1
Scène 1
La cour du château. Le comte Yves se dispose à partir pour la chasse avec Alonse, son garde-chasse peu lettré mais sachant compter.
Le comte Yves
– Alonse !
Le garde-chasse arrive. Le comte lui demande de charger dans la carriole tirée par un âne le lourd matériel de chasse ainsi que l’appât, en vrac.
Alonse
(exécutant le travail de charge avec peine)
– Han !
Tous deux se dirigent ensuite vers la forêt giboyeuse. Soudain, Alonse tend le bras. Il a vu des bêtes au loin.
Alonse
(plissant les yeux)
– Faons !
Les deux hommes s’arrêtent. Alonse compte soigneusement les faons.
– Deux !
Le comte Yves
(désignant la carriole d’un geste aristocratique)
– L’appât, trie !
L’appât trié et déposé sur le sol, l’âne exprime son contentement.
– Hi Heu !
Tous reprennent leur marche.
Scène 2
La cour de la ferme du château. Le fermier et sa fille Annie. Le fermier, très myope et souffrant d’un mal de gorge chronique, nourrit une vive inquiétude à propos du joug normand qu’il vient de recevoir par la poste.
Le fermier
(voulant demander à sa fille Annie d’où exactement vient le joug)
– Le joug…
Il s’interrompt à cause de son mal de gorge chronique et se racle la gorge.
– Reu….
Annie
(devinant la question et regardant sur l’étiquette le nom de la ville)
– D’Eu.
Accablée de sommeil, elle ferme les yeux et commence à marmonner son borborygme habituel d’endormissement
– Gue…
Le fermier
(entendant le borborygme d’endormissement, lui manifeste sa réprobation par une vive apostrophe rurale)
– Loir !
Puis il la réveille sans ménagement pour savoir comment est assemblé le joug.
Annie
(examinant le joug)
– Est à rivets.
Elle se rendort aussitôt.
Si le fermier s’interroge sur la solidité du joug, c’est parce que ses bêtes sont pleines d’énergie et qu’elles ont abîmé la palissade de l’enclos qui jouxte la cour. Il veut savoir combien de lattes ont été défaites.
Le fermier
(myope et réveillant Annie toujours sans ménagement)
– Compte !
Annie s’approche de l’enclos, compte à voix haute deux lattes et referme les yeux ; son père la secoue par l’épaule et lui tend des attaches à lattes.
– Renoue deux lattes !
Et comme elle lambine dans le maniement des attaches, il l’encourage d’une voix stimulante mais où pointe quand même un certain agacement.
– Tire, Annie !
Survient alors Rougède de l’île située au centre de l’étang du château. C’est le promis d’Annie qu’il vouvoie par déférence. Il est très perturbé. Il tend le bras pour désigner l’endroit d’où il vient.
Rougède
– L’étang !
Il raconte alors qu’il a été piqué et montre son bras enflé
– Dard !
Le fermier
(haussant les épaules, lui donnant d’autres attaches à lattes et désignant la palissade d’un index agité)
– Sangle !
Rougède
(faisant effort)
– Han !
Le fermier
(s’adressant aux deux et montrant la barrière à terre)
– Eh ! Levez !
(Bizarrement, à chaque représentation, le public enthousiaste se lève et bisse ces cinq dernières répliques)
Annie demande ensuite son aide à Rougède pour atteler les bœufs au joug normand d’Eu.
Rougède
(faisant encore effort)
– Han !
Cependant, Annie, somnolente, est molle et relâchée. Rougède l’encourage en la vouvoyant par déférence
– Tendez-vous !
Annie
(se ressaisissant et pensant qu’il aura peut-être besoin de quelque chose pour assurer l’attelage fait une suggestion)
– D’anneaux ?
Il acquiesce et elle demande
– Quand ?
Rougède
(secouant la tête pour indiquer qu’il l’ignore)
– Pas.
Elle lui montre plusieurs modèles, mais il refuse et répète à chaque fois.
– Ni eux…
Et l’acte 1 s’achève sur cette angoissante incertitude
ACTE 2
Scène 1
Continuant sa marche cynégétique à travers prés, landes et forêts, le comte Yves remarque à terre une étrange chose, tubuleuse et écailleuse à la fois.
Alonse
(peu lettré et reconnaissant une mue de serpent qui gît là)
– Mue ! Gire !
Le comte Yves lui explique alors qu’on ne dit pas gire mais gésir.
Alonse
(vexé, maugréant)
– Sais faire !
Mais il aperçoit soudain de la terre violemment remuée par des sangliers.
Alonse
(tout excité)
– Oh ! Ce sol !
Le comte Yves
(laissant échapper un mot qui trahit ses origines)
– Da !
Puis, ayant fait quelques pas dans le sous-bois, Alonse remarque des traces fraîches des bêtes sauvages récemment importées d’Afrique par le comte Yves.
Alonse
(toujours excité et tirant familièrement le comte par la manche)
–Yves ! Hyènes !
Le comte Yves dégage vivement sa manche, puis, constatant qu’il est fatigué et qu’il est quatre heures, décide de faire une halte pour manger les tartines de son goûter. Les deux hommes s’arrêtent. Le comte choisit une pierre plate pour s’asseoir tandis qu’Alonse sort de la carriole un panier duquel il extrait les tranches de pain, le beurre et le couteau à beurre du goûter. Le comte est manifestement irrité depuis longtemps par la manière dont Alonse racle les mottes de beurre et, sur un ton légèrement excédé, lui demande pourquoi il ne les coupe pas verticalement.
Alonse
(bougonnant)
– J’use que d’en haut nos beurres… (il souligne son propos d’un mouvement horizontal et nerveux de la main)…
– Ras !
Scène 2
Au cours du labour, Annie a eu maille à partir avec ses bêtes pleines d’énergie qui ont cassé le joug normand d’Eu à rivets. Avec Rougède, son promis, elle décide alors d’aller acheter des gaurs pour remplacer ses bêtes et elle se rend chez le maquignon. Elle lui demande s’il en a en stock.
Le maquignon
(fier de lui et regardant Annie avec concupiscence)
– Eh, gaurs, j’ai !
Puis, il s’adresse à Rougède avec mépris :
– Novice !
Il se rapproche d’Annie et, bombant le torse, lui demande de l’épouser.
Rougède
(craignant qu’Annie n’oublie leurs fiançailles)
– Et nos..
Mais le maquignon concupiscent l’interrompt brusquement d’un signe de la main parce qu’il est richement pourvu, surtout en veaux forts qu’il apportera en dot à Annie. Il s’adresse à Rougède, le promis peu pourvu.
Le maquignon
(fier de lui et provocant)
– Compte !
Rougède
(disposant quand même de quelques ovins)
– Agneaux…
Le maquignon
(toujours fier de lui et toujours provocant)
– Ares ?
Rougède
(dépourvu de terres et faisant une grimace bovine pour ridiculiser le maquignon)
– Meuh !
Le maquignon
(fier de son patrimoine immobilier)
– Six toits !
Rougède
(faisant cette fois une grimace asinienne pour ridiculiser encore plus le maquignon)
– Hi hin !
Puis il se rend dans l’étable du maquignon pour examiner les veaux.
Rougède
(revenant de l’étable avec un sourire ironique)
– Forts, mais veaux bas !
Et l’acte 2 s’achève sur cette comptabilité qui témoigne de la confusion, hélas trop fréquente, entre être et avoir.
ACTE 3
Scène 1
Le comte Yves qui a mangé ses tartines beurrées arrive sur ces entrefaites, toujours accompagné d’Alonse. Rougède et le maquignon décident de le prendre pour arbitre. Le comte décide que c’est celui qui possède le plus de joncs qui épousera Annie. Comme c’est la saison de les couper, chacun taillera ses joncs, les marquera, et c’est Alonse, peu lettré mais sachant compter, qui les dénombrera.
Le maquignon et Rougède
(prenant leur serpette)
– Taillons !
Alonse
(s’adressant successivement au maquignon et à Rougède)
– Marque, jonc !
– Marque, jonc !
Quand la taille est finie, Alonse compte les joncs coupés qui jonchent.
Alonse
(désignant les joncs de Rougède dont il lève le bras en signe de victoire)
– Quinze cents !
Le maquignon
(furieux et dépité)
– Hein ?
Rougède
(vainqueur, le bras gauche tendu en direction du tas de joncs qu’il a en plus de ceux du maquignon dépité et furieux, et entourant les épaules d’Annie de son bras droit viril et protecteur)
– Pur rab !
Scène 2
Les noces ont eu lieu dans la chapelle gothique du château et elles ont duré très peu de temps parce qu’il y a cent stères de bois à scier sans attendre.
Le maquignon
(toujours dépité, avec un rictus teinté d’ironie)
– Brèves noces !
Annie et Rougède
(la scie à la main, ivres de bonheur et montrant les cent stères de bois)
– Scions !
Et le rideau tombe sur cette exhortation menuisière.