Aubade chantée à Laetare, un an passé
C’est le printemps viens-t’en Pâquette
Te promener au bois joli
15 Les poules dans la cour caquètent
L’aube au ciel fait de roses plis
L’amour chemine à ta conquête
Mars et Vénus sont revenus
Ils s’embrassent à bouches folles
16 Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus
Viens ma tendresse est la régente
De la floraison qui paraît
17 La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent
Un intermède érotique, entre autres sur le mode de la métaphore (roses plis / floraison), et païen (références mythologiques) placé, avec une provocation malicieuse, sous une référence chrétienne (Laetare – « réjouis-toi » – nom liturgique du 4ème dimanche de carême) vidée de la dimension du péché lié au corps et au plaisir… en particulier dans cette période de jeûne et d’abstinence.
Plus qu’un chant, une chanson qui pourrait évoquer une comptine pour adultes (Te promener au bois joli), un hymne à la fois musical (Les poules dans la cour caquètent) et plastique (De beaux dieux roses dansent nus) à la Nature (Pan est la divinité de la « totalité »). En dehors de la métaphore, l’érotisme est celui de l’harmonie entre l’homme et cette totalité (Pâquette = pâquerette ( ?) / poules /aube /roses / touchante (tactile) /forêt).
Du point de vue musical : si les poules dans la cour caquètent produit ce qu’on appelle de l’harmonie imitative (cot, cot…), en revanche, le dernier vers en est l’inverse : le coassement de la grenouille n’a rien d’un chant, et chantent – qui semble inapproprié – vient comme apaiser (- tent, qui ne se prononce pas allonge, chan -) l’éclat/ brillance et la fluidité de grenouilles humides qui pourrait évoquer une relation sexuelle, insouciante, simple, naturelle (Pan sifflote…), dont la parenthèse se ferme et se clôt avec tristesse.
Beaucoup de ces dieux ont péri
C’est sur eux que pleurent les saules
18 Le grand Pan l’amour Jésus-Christ
Sont bien morts et les chats miaulent
Dans la cour je pleure à Paris
Moi qui sais des lais pour les reines
Les complaintes de mes années
19 Des hymnes d’esclave aux murènes
La romance du mal aimé
Et des chansons pour les sirènes
L’amour est mort j’en suis tremblant
J’adore de belles idoles
20 Les souvenirs lui ressemblant
Comme la femme de Mausole
Je reste fidèle et dolent
Je suis fidèle comme un dogue
Au maître le lierre au tronc
21 Et les cosaques Zaporogues
Ivrognes pieux et larrons
Aux steppes et au décalogue
Portez comme un joug le Croissant
Qu’interrogent les astrologues
22 Je suis le Sultan tout puissant
Ô mes Cosaques Zaporogues
Votre Seigneur éblouissant
Devenez mes sujets fidèles
Leur avait écrit le Sultan
23 Ils rirent à cette nouvelle
Et répondirent à l’instant
A la lueur d’une chandelle
Evolution progressive de la tristesse et de la souffrance (18 > 20) à la colère réactive (21 > 23).
La 18 propose un contraste saisissant entre l’idée de la vanité des références mythologiques (cf. le poème de Mallarmé Ses pures ongles…) et chrétiennes – force du rejet Sont bien morts qui vient conclure l’annonce de cette vanité – et les douze syllabes (les chats mi-aulent / Dans la cour je pleure à Paris) qui font brusquement tomber sur le rude pavé de la souffrance prosaïque. Dans la cour, contient et les chats et Je pour une tension (entre l’espace clos et l’immensité de la ville) qui dit le désarroi de la douleur latente.
Il y a, dans la 19 un cri implicite (Et dire que !) : contradiction entre la puissance de la création et son impuissance à faire aimer le créateur. Je disais que c’était une de mes strophes préférées : la ligne mélodique du premier vers (sonorité ê très ouverte qui contribue à tisser la laine d’une tapisserie du Moyen-Age) et le « désemparé » exprimé par les cinq compléments de « sais » (lais / les complaintes / des hymnes / la romance / et des chansons) dont les quatre, après lais, apparaissent en suspension. Le contraste entre l’épopée à la fois prodigieuse (v.3 et 5) et douloureuse (v.2 et 4) rappelle que la chanson n’est pas finie, qu’elle va continuer selon le même principe : les évocations successives ont pour objectif d’éloigner la souffrance (19 : L’amour est mort j’en suis tremblant), une fonction prophylactique.
Le fil entre les idoles/souvenirs, le Mausolée et l’épisode des Cosaques est le thème de la fidélité qui ne fut pas celle d’Annie…. du point de vue d’Apollinaire.
Cet épisode – il s’agit du refus des Cosaques d’abandonner leurs références chrétiennes et russes pour se soumettre au Sultan de Turquie –est l’expression de la colère exprimée sur le mode de la substitution : le Sultan = Annie et les cosaques sont les porte-parole de l’amoureux éconduit.
RÉPONSE DES COSAQUES ZAPOROGUES AU SULTAN DE CONSTANTINOPLE
Plus criminel que Barrabas
Cornu comme les mauvais anges
24 Quel Belzébuth es-tu là-bas
Nourri d’immondices et de fange
Nous n’irons pas à tes sabbats
Poisson pourri de Salonique
Long collier des sommeils affreux
25 D’yeux arrachés à coups de pique
Ta mère fit un pet foireux
Et tu naquis de ta colique
Bourreau de Podolie Amant
Des ulcères des croûtes
26 Groin de cochon cul de jument
Tes richesses garde-les toutes
Pour payer tes médicaments
Qu’en dire, sinon que ça ne fonctionne pas vraiment ? Ainsi, comparés aux expressions, aux mots et aux images d’insultes et de provocation, les deux derniers vers font un flop. Comme si Apollinaire, conscient de la vanité du procédé, avait renoncé à chercher une chute efficace. Après pourri, pet, colique, ulcères et croûtes… médicaments tombe à plat par le sens et la phonétique (après les deux labiales « p » et la dentale « t », la nasale répétée« m » est sans le moindre relief).
Il n’y a pas, ici, d’unité de temps ni d’espace ni surtout d’action/objet entre les personnages/composants de la colère ainsi transférée.
On peut, pour juger de la différence d’effet se référer à la scène fameuse du film La femme du boulanger. « Garce, salope, ordure… » telles sont les invectives du boulanger à la chatte Pomponette, partie, comme son épouse, pour une aventure sans lendemain. Les trois personnages sont dans le même champ et dans le même temps. L’affect, là, est puissant.
Apollinaire a inséré une de ses références culturelles qu’il va quitter sans transition pour reprendre la strophe/refrain…