En l’occurrence, deux figures féminines présentées comme antinomiques d’Annie : Pénélope (Odyssée) et Sacontale (La reconnaissance de Shâkountalà, un mythe Hindou sur le thème de la femme séduite, délaissée… et qui attend).
Lorsqu’il fut de retour enfin
Dans sa patrie le sage Ulysse
6 Son vieux chien de lui se souvint
Près d’un tapis de haute lisse
Sa femme attendait qu’il revînt
L’époux royal de Sacontale
Las de vaincre se réjouit
7 Quand il la retrouva plus pâle
D’attente et d’amour yeux pâlis
Caressant sa gazelle mâle
J’ai pensé à ces rois heureux
Lorsque le faux amour et celle
8 Dont je suis encore amoureux
Heurtant leurs ombres infidèles
Me rendirent si malheureux
La 6 pourrait être (v.7/8) un camée (figure en relief) ou une intaille (figure en creux) représentant l’immobilité/verticalité de la femme, métaphore de la fidélité soulignée par l’imparfait de durée (attendait), contrastant avec les deux passés-simples masculins (fut/souvint).
Pas de heurts : une ligne mélodique appuyée sur des sonorités feutrées (fut… enfin… chien… souvint… femme… revînt), quelques touches vives (patrie… Ulysse… lui… tapis… lisse) et un rythme ralenti par la rencontre du v.3 qui sert de transition entre le moment de l’homme immobile lors de son arrivée – rupture de construction le sage Ulysse apparaît comme le sujet d’un verbe… absent (!) – et celui, constant, de l’épouse (toujours présente).
A noter que, dans l’épopée homérique, la qualité intrinsèque d’Ulysse n’est pas la sagesse (c’est Nestor qui l’incarne) mais une forme pratique de l’intelligence personnifiée par la déesse Mêtis. Il est appelé Ulysse aux mille tours. C’est lui qui imaginera le cheval de bois qui permettra la prise de Troie et qui dira se nommer Oudéis (personne) au Cyclope dont il vient de crever l’œil.
La 7 présente la forme sexuée de la femme qui attend l’homme/mâle : Sacontale n’est pas immobile, comme Pénélope, elle a un geste érotique noble et la gazelle mâle ressemble fort à un substitut.
Les v.1/2 pour un cliché de l’homme en majesté (royal…Sacontale) animé d’un désir (réjouit) pressenti et attendu (caressant) par la femme/maîtresse dont la double pâleur évoque à la fois la consomption (sonorités graves â dominantes) et l’amour (mâle).
La 8 explique la double référence. « J’ai pensé » est une distanciation de la sensation immédiate et la distinction entre celle et faux amour élimine ce qui aurait pu ressembler à une mièvrerie romantique. La dimension tragique de l’amour (heureux… amoureux… malheureux) évoque le monde des enfers de la mythologie « heurtant leurs ombres » et contribue à la distanciation.
La tonalité affective « je suis encore amoureux »/« Me rendirent si malheureux ») est évacuée dans les strophes suivantes, écartant la tentation d’apitoiement.
Regrets sur quoi l’enfer se fonde
Qu’un ciel d’oubli s’ouvre à mes vœux
9 Pour son baiser les rois du monde
Seraient morts les pauvres fameux
Pour elle eussent vendu leur ombre
J’ai hiverné dans mon passé
Revienne le soleil de Pâques
10 Pour chauffer un cœur plus glacé
Que les quarante de Sébaste
Moins que ma vie martyrisés
Mon beau navire ô ma mémoire
Avons-nous assez navigué
11 Dans une onde mauvaise à boire
Avons-nous assez divagué
De la belle aube au triste soir
Adieu faux amour confondu
12 Avec la femme qui s’éloigne
Avec celle que j’ai perdue
L’année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus
Voie lactée ô sœur lumineuse
Des blancs ruisseaux de Chanaan
13 Et des corps blancs des amoureuses
Nageurs morts suivrons-nous d’ahan
Ton cours vers d’autres nébuleuses
Je me souviens d’une autre année
C’était l’aube d’un jour d’avril
14 J’ai chanté ma joie bien-aimée
Chanté l’amour à voix virile
Au moment d’amour de l’année
Tension entre le passé nostalgique – Regrets… / J’ai hiverné…/ Avons-nous assez…– et le désir de vivre le présent – Adieu… – appuyé sur un souvenir d’une tonalité tout autre – Je me souviens…
Au centre, la 13 qui reviendra deux fois comme un refrain. Elle constitue pour moi, avec la 11 et une autre qui arrivera un peu plus tard (Moi qui sais des lais pour les reines…) – elle, clôturera le poème – l’épicentre à la fois esthétique et philosophique de la chanson. S’il fallait ne retenir que trois strophes, je choisirais celles-là.
La 9 évoque (v.1) le maelström inhérent au regret. L’imprécation qui suit aussitôt (Qu’…s’ouvre) vise la mémoire, qui peut tout à la fois être source de nostalgie ou d’énergie.
Le contraste (Pour son baiser <> rois du monde / morts /pauvres fameux/ vendu leur ombre) confère à Annie une dimension épique qui transcende l’image de la femme fatale des romans.
Cette dimension explique la référence au martyre de la 10 – les quarante légionnaires chrétiens de Sébaste avaient préféré mourir de froid plutôt que renier leur foi – pour indiquer un degré de souffrance lui aussi épique.
La métaphore de la 11 (navire / mémoire) introduit l’ambivalence de la douleur liée au souvenir.
Il n’y a rien à expliquer du sens de cette strophe. Seulement la musique.
Le travail de composition permet d’associer à la métaphore ce qui pourrait s’apparenter au contrepoint : chaque vers est une ligne mélodique qui vient se superposer à celle du vers suivant dans une combinaison de nasales (m, n), labiale (b), dentales (d,t) et de vocales de même registre (o/on/oi). Ce pourrait être « la mer toujours recommencée » du Cimetière marin de P.Valéry.
Les deux gutturales (navigué/divagué) se combinent aux six sifflantes (Nous assez / triste / soir) : huit syllabes plus aiguës, plus dures, huit pointes de douleur et de lassitude.
La 12 marque un pas supplémentaire dans la démarche d’oubli : la femme de Londres (le présent met un terme à la scène initiale) et la femme d’Allemagne (le passé-composé a la même signification pour un événement plus lointain), toujours distinctes, et rassemblées dans le dernier vers (au futur) pour une fin analogue (ne… plus) : je est un écho de l’Adieu qui contiennent l’un et l’autre une part d’ambiguïté quant à la position du sujet : Choisit-il ? Subit-il ?
La 13 apporte une réponse énigmatique qu’il ne faut pas trop expliquer : le ciel, l’eau, la référence biblique, des corps de femmes et d’hommes qui se laissent porter par le courant (nageurs morts) vers un lieu hypothétique indéfini (nébuleuses) : peut-être, non sans difficulté (ahan) un abandon à l’infini de l’espace mental ? L’interrogation (suivrons-nous) renvoie sans doute à la position du sujet, à son choix. On sait, en lisant et relisant cette deuxième incantation, qu’il n’est pas question de travail psychologique, ni de vouloir.
La 14 l’annonce clairement : la mémoire sollicitée va maintenant se connecter au corps, à l’amour physique, la tonalité est toute autre : naissance du jour et de la lumière, chant annoncé cette fois non épique.