Discussion entendue ce matin (17 avril) dans un bar de… Pardon ? Ah, oui, c’est vrai, les bars sont fermés… C’était une autre fois, une autre discussion… Je reprends : discussion entendue ce matin (17 avril) dans une toute petite rue, entre deux hommes, chacun accoudé à une fenêtre de son appartement et conversant… La largeur de la rue est bien de trois ou quatre mètres… Oui, ils maîtrisent, oui, oui… Et puis, il n’y a pas le moindre bruit et ils n’ont pas besoin de crier… Oui, comme au siècle dernier… Je veux dire au 19ème siècle… Non, vous plaisantez, ah ah ah, non mais j’ai lu des bouquins, et à part les fiacres… Alors, c’est bon ?
– Vous avez écouté, hier, les statistiques du Directeur Général de la Santé ?
– Ouais.
– C’est bien, la transparence, non ?
– La transparence ? Mon cul, ouais !
– Pardon ?
– Eh ouais, mon cul ! Comme ça, pas besoin de faire un dessin, vous comprenez du premier coup.
– Excusez-moi, mais je ne comprends pas vraiment du premier coup… Qu’est-ce qu’il vient faire là, votre… hum ? Quel besoin de le mettre en avant ?
– Deux secondes… que je vérifie… Non, il est bien toujours derrière. Pourquoi que vous dites que je le mets en avant ? Eh, ho, je rigole ! Si on peut plus plaisanter, maintenant ! Déjà que… Non, sérieux, il nous gonfle avec tous ces chiffres !
– Hum…. Vous voulez dire, ces nombres… Vous ne pensez pas qu’il est important qu’on sache précisément où l’on en est exactement ?
– Où on en est de quoi ? Avant le virus, y avait des gens qui mouraient, non ?… Pas à cause de ce virus, d’accord, mais y mouraient pareil. Pourquoi on faisait pas le décompte tous les soirs, comme ça ? Tant de cancéreux, tant de cardiaques… Et vous croyez que le type y va continuer à le faire quand l’épidémie sera finie ?
– Une épidémie, c’est tout de même très particulier, non ?
– Particulier de quoi ?
– On est en face de quelque chose qu’on ne connaît pas. C’est une cause d’angoisse.
– Ah ! Et quand on a les chiffres… pardon, les nombres, on panique moins, c’est ça ?
– C’est-à-dire qu’on a une information précise, objective. On voit une courbe. On sait où on en est.
– J’sais pas qui c’est ce « on » que vous dites. C’est tout le monde ? Pas moi, en tout cas. Supposez, vous avez un cancer, et on vous dit que vous avez, mettons soixante pour cent de chances de guérir… Et après ? Comment vous allez faire pour vous mettre dans ces soixante pour cent ? Si vous pouvez le faire, les autres aussi. A ce moment-là c’est tout le monde qui guérit ? Je vous dis que c’est de la connerie. C’est comme quand on vous dit de pas partir tel jour à cause des bouchons. Vous croyez que ça sert à quelque chose ? Et puis, si tout le monde décalait son départ, les malins, ce serait ceux qui seraient partis le jour où on leur disait de pas partir.
– Attendez, attendez ! Je reviens à la maladie. C’est très différent si on vous dit que vous n’avez aucune chance ou si vous en avez soixante ! Non ?
– La seule chose que je sais, c’est que je vais y passer un jour. Quand ? J’en sais rien. Après, c’est à moi de voir comment je m’y prends avec ça. C’est comme quand on dit que la vitesse réduite à 80, ça fait, je sais pas, disons 83 morts de moins sur un an. Vous pouvez me dire où qui sont ces 83 ? Moi, j’irais bien leur demander de me payer un verre ! Enfin, quand je pourrai sortir.
– Vous dites que les statistiques n’ont aucun intérêt, c’est bien ça ?
– Moi j’entends ça comme le truc pour endormir. Parce que, finalement, les vieux, par exemple, dans les… quoi déjà ?
– Les Ehpad ?
– Ouais… Au fait, pourquoi ils ne disent plus maisons de retraite ?
– Ben…
– Je vais vous dire : ce truc, là, Ehpad, ça ressemble à rien, combien vous pensez qui savent ce que ça veut dire ? En tout cas, moi, quand je l’entends, je vois personne derrière. Maison de retraite, c’est autre chose, parce que c’est une maison avec des gens dedans, des personnes, même si c’est des vieux. Votre transparence, là, avec des chiffres… pardon des nombres qui tombent comme si c’était d’une caisse enregistreuse… Vous voulez que je vous dise comment je la vois, la transparence, moi ?
– Je vous écoute.
– Qu’il nous dise que ça monte ou que ça descend, après tout, pourquoi pas… Mais de savoir qu’il y en a 3247 ou 4524 dans telle catégorie et pareil dans d’autres catégories, qu’à la fin je sais même plus ce qu’il a raconté, qu’est-ce que ça peut foutre ? Ce qui serait transparent, ça serait qu’il nous dise, voilà, on a tant de malades et tant de personnels, tant de gants, de masques et de machines, et pour les Ehpad, il y tant de personnels pour tant de vieux. Mais, ça, personne viendra vous le dire, et vous savez pourquoi ?
– Euh…
– Parce que ce qui les intéresse, c’est pas les gens, c’est les chif… pardon, les nombres. Et les décomptes, ça montre pas les gens. Pour moi, les décomptes, ce sont des…
Là, il faut que j’intervienne pour apporter une précision. Vous vous lisez, mais eux, à leur fenêtre, ils entendent et ils écoutent…. Non, ce n’est pas tout à fait pareil… Une autre fois… Vous savez que des mots de sens différents peuvent avoir la même prononciation ? On dit qu’ils sont homophones… Oui, bon… Par exemple, sot, sceau, saut… Vous allez comprendre : celui que j’ai interrompu prononce un mot qui va être pris par son interlocuteur pour un autre. Et il va répondre :
– Comptes ou décomptes, oui, nous sommes d’accord.
– Vous comprenez pas. Pour moi, les décomptes, ce sont des contes ! Des contes pour enfants.