Polanski

                                                  L’affaire Polanski

                                                              ou

                       le rapport entre l’œuvre d’art et son auteur/créateur

Est-ce qu’on jouerait de la même façon les œuvres de Bach ou Mozart ou Beethoven si l’on découvrait qu’ils ont été des violeurs ? Est-ce qu’on les écouterait avec la même oreille ?

La question récurrente du rapport entre l’œuvre et son créateur concerne aujourd’hui le film J’accuse dont la sortie est contrariée par l’accusation de viol – elle n’est pas la première – lancée contre son réalisateur, Roman Polanski.

Elle peut se formuler ainsi : l’œuvre qu’on appelle « d’art » contient-elle en et par elle-même son sens et sa valeur ? Est-elle ou non dissociable de son créateur ? Son discours (ce qu’elle dit dans son langage propre) est-il réductible à celui de son créateur ? Ou encore : doit-on interdire l’œuvre dont l’auteur a commis un crime ?

A un premier degré :

1 – Je suis confronté à une œuvre, dont j’ignore tout de son auteur/créateur.

Je crée tel rapport avec elle.

2 – Je suis informé ensuite de son nom et de sa biographie.

En quoi ce rapport est-il modifié ?

                                                             Art

Le mot vient du latin ars qui désigne une habileté, un savoir-faire acquis. Il s’oppose à natura (état naturel) et ingenium (qualités innées) qui concernent donc  le non fabriqué.

Ainsi, une œuvre dite « d’art » n’est pas plus naturelle qu’un « ouvrage d’art » qui relève, lui, du génie civil et n’a pas pour finalité première une dimension « artistique », même s’il elle n’est pas contradictoire avec l’utilité qui justifie l’ouvrage en question.

Le sens du mot a en effet glissé dans le registre de l’esthétique et le premier adjectif qui vient spontanément (à tort ou à raison et souvent de manière inadéquate) pour qualifier une œuvre d’art est « beau, belle » ou son contraire.

                                                        Beau/laid

Ni le beau ni le laid n’existent en soi. Rien n’est ni beau ni laid. C’est l’homme qui décide.

Quand le météorologue annonce du beau temps il n’émet pas un propos scientifique mais un jugement. Jugement discutable puisque le beau temps du touriste peut être le mauvais temps de l’agriculteur, et inversement. Il le sait parce qu’il l’a appris au cours de ses études mais il continue à le dire.

Le ciel est dans la mémoire profonde une référence majeure parce qu’il est le lieu où se tiennent les dieux : le bleu et la lumière du soleil indiquent qu’ils sont bons et favorables, le tonnerre et les éclairs qu’ils sont en colère et hostiles. C’est peut-être parce qu’ils ne peuvent être laids que la météorologie vulgarisée n’use pas de ce qualificatif pour le temps qui n’est pas beau.

Dans la Grèce antique, kalos kai agathos (beau et bon dans le sens moral) définissait la perfection souhaitée de l’être humain. La conception académique « bourgeoise » de l’art s’en est peut-être inspirée  en associant beau et bon. En 1857, Baudelaire et son éditeur furent condamnés, l’un  pour avoir écrit, l’autre pour avoir publié Les Fleurs du mal. L’arrêt (« délit d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ») n’a été cassé qu’en 1949. Pour des motifs similaires, le film de Jacques Rivette La Religieuse  (adapté du roman de Diderot) a été censuré en 1966… Les exemples sont innombrables.

                                                   Auteur/créateur

En latin, l’auteur est celui qui « augmente », le créateur, celui qui « fait pousser ». Cérès (même origine) était la déesse des moissons, celle qui faisait croître.

Deux termes utilisés aujourd’hui pour désigner « l’artiste ».

Qu’augmente-t-il ? Que fait-il pousser ?

Lorsque Cézanne peint à plusieurs reprises la montagne Sainte-Victoire, ce n’est pas parce qu’elle est belle (ou laide) mais parce qu’elle lui permet d’exprimer en le déclinant un quelque chose.

Si ses tableaux nous intéressent, nous  « parlent », c’est parce qu’ils accrochent en nous ce même quelque chose énigmatique : comme lui, nous savons en effet que ce qui est sur la toile n’est pas la montagne elle-même (cf. Ceci n’est pas une pipe de Magritte) ni sa reproduction exacte, mais sa déconstruction et sa reconstruction… ou celle d’autre chose.

                                                  Le quelque chose

Quand je parcours au musée la galerie des tableaux et des sculptures, quand j’écoute dans l’auditorium la polyphonie des compositions musicales, quand j’ouvre les livres de la bibliothèque, quand je regarde les films de la cinémathèque, je ne découvre que du fabriqué : dans les couleurs, les structures, les formes, les sons, les mots et les images, il n’est rien qui soit « naturel » dans le sens courant du terme. Tout en effet estun artificiel qui suscite le paroxysme de la connivence enthousiaste ou de l’incompréhension.

Quel est ce quelque chose qui peut conduire à huer l’œuvre un jour et à l’applaudir le lendemain ?

Avant d’avoir la connotation positive que l’on sait,  impressionniste fut un terme de dérision inventé par un journaliste pour dénigrer le tableau de Monet Impression, soleil levant.

Certains invoquent l’effet de mode, entendant par là un comportement superficiel, fluctuant, passager. Au-delà du simplisme, c’est prendre l’effet pour la cause : la manière d’être, de juger, de penser d’une époque signifie un rapport. Entre quoi et quoi ?

Le déjeuner sur l’herbe de Manet a été objet de scandale parce qu’il représentait une femme nue près de deux hommes habillés et qu’elle ne correspondait pas aux canons esthétiques du nu féminin de cette époque ; époque  de Baudelaire et de Flaubert dont le roman Madame Bovary lui valut un procès pour les mêmes motifs que Les Fleurs du mal. Lui ne fut pas condamné, sans doute parce qu’il s’agissait d’une narration, estimée moins contagieuse, sans doute, que la poésie, plus évocatrice, insidieuse et sensuelle.

Ce que révèlent Baudelaire, Flaubert, Monet, Manet… c’est l’obsolescence d’un discours qui affirme que les fleurs de la poésie poussent sur le terreau du bien, que la femme doit être une épouse domestique sage, que le paysage marin d’un lever de soleil doit être dessiné, qu’une femme déjeunant sur l’herbe avec des messieurs en habits du temps, donc une femme réelle, ne peut pas être nue, d’autant qu’elle ne déjeune pas mais qu’elle semble penser et qu’elle regarde celui qui regarde le tableau…

En refusant cette mission de chien de garde assignée à l’art par la société bourgeoise bien établie qui entend que la roue du temps soit et demeure arrêtée, l’artiste, comme il le dit depuis toujours mais dans un langage que les révolutions du 19ème siècle ont libéré, rappelle que le rapport de l’homme avec l’homme et avec le monde est essentiellement un questionnement.

Monet dit que le soleil levant n’est intéressant que dans l’impression qu’il permet, autrement dit dans le rapport entre les effets qu’il produit et le quelque chose qui permet de le voir autrement que ce qu’en dit le discours descriptif ou mythique.

 Ce quelque chose n’est rien d’autre que le questionnement sans fin et sans réponse inhérent au tragique de notre condition. La déconstruction du réel ordinaire et la reconstruction qu’en propose l’art jusqu’à l’abstraction déconcertante, en sont les formes esthétiques.

L’œuvre d’art est donc non finie : l’énigme fascinante  des regards et des sourires de la Joconde (Léonard de Vinci) et de La jeune fille à la perle (Johannes Vermeer) – avec la dominante de spiritualité chez la première, de sensualité chez la seconde – est un exemple de ce questionnement.

Comme les autres arts, le cinéma possède son langage de questionnement. Ce sont les outils qui diffèrent.

                                               Les outils du cinéma

La réalisation du livre demande avec le crayon et le papier, la solitude.

Celle du tableau ou de la statue, une toile, de la couleur, des pinceaux, de la glaise, du marbre un maillet, des ciseaux, et la solitude aussi, modifiée parfois par la présence d’un modèle.

Pour celle du film, les  outils principaux sont des êtres humains.

Les comédiens choisissent l’abnégation en abandonnant dans la loge une partie de leur autonomie, à leurs risques et périls. Le cinéma projette sur l’écran les seules images des corps et distend ainsi le champ des possibles, de la licence.  Maria Schneider a payé le prix fort pour avoir tourné – informée à l’avance ou pas ? – la scène de sodomie du Le dernier tango à Paris, le film de Bernardo Bertolucci. Une telle séquence est difficilement envisageable sur la scène du théâtre où évoluent des corps réels.

La toile, le marbre, permettent un rapport triangulaire entre le peintre et le modèle  pour lequel ils peuvent jouer, plus ou moins, le rôle intermédiaire d’une protection.

En revanche, le rapport du réalisateur et du comédien est sans intermédiaire, direct.

Anne Viazemsky (petite-fille de François Mauriac, épouse de Jean-Luc Godard) décrit dans Jeune fille la difficulté de sa relation avec Robert Bresson qui lui avait donné le rôle féminin principal (Marie) dans Au hasard Balthazar. Elle avait dix-huit ans, et, la majorité étant alors fixée à vingt-et-un ans, mineure. Elle raconte comment elle a pu opposer à plusieurs reprises un non à la fois ferme et douloureux à la relation amoureuse qu’il désirait et qu’elle ne désirait pas, comment elle a réussi à résister. Combien, comme elles, ont dit non et n’ont pas été entendues ?

                                                         L’image

L’image est d’abord dans la tête du réalisateur, puis « dans la boîte », avant d’être projetée. Elle n’est jusque-là que virtuelle. Tant que le montage n’est pas fait, le comédien est dans une sorte de no man’s land, entre la personne réelle qu’il est et l’image qu’il a contribué à créer par son talent, image qui n’existe qu’à partir du moment où elle est vue sur l’écran et qui valorise son existence, parfois jusqu’à l’outrance de ce qu’on appelle le vedettariat.

Entre le réalisateur et les comédiens se construit donc une relation de type créateur/ créature, compliquée, quand il s’agit d’une comédienne, de la relation archaïque et historique tenace entre l’homme dominant et la femme dominée. Les auteurs de l’Ancien Testament ont imaginé un Dieu qui crée la femme à partir de l’homme et non l’inverse. Nous n’avons pas fini de régler nos comptes avec cette idéologie.

Si les femmes remettent en cause leur statut de dépendance voire de soumission qui prévalait et prévaut encore dans les relations familiales et professionnelles, elles ne sont entendues que depuis très peu de temps. C’est sans doute pourquoi certaines des plaintes déposées concernent des agressions anciennes, commises et subies à une époque où leur voix ne pouvait pas être écoutée.

C’est ce qui est en train de se produire dans le monde du cinéma.

Dans l’entreprise industrielle, l’outil humain a longtemps dû se taire. Si les hommes ont conquis le droit à la parole, ce fut pour eux-mêmes, mais pas pour leurs épouses qui ne savaient pas encore qu’ « on ne naît pas femme mais qu’on le devient » (S. de Beauvoir). Ni eux, ni ceux qui proposaient alors des théories libératrices ne le savaient non plus.

Et si elles ont à leur tour conquis ce droit, certains territoires n’en ont pas fini avec la « loi » de domination du mâle.

Le cinéma, monde que l’image du corps situe comme en-dehors du réel et où les hommes tiennent les commandes, en est un. Le caractère humain de l’outil  peut expliquer la survivance tenace de cette « loi » que toutes les comédiennes ne dénoncent pas, pour des motifs idéologiques, peut-être aussi de contrats et de vedettariat, et au prix parfois de la confusion. (cf. Catherine Deneuve défendant une « liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle »).

                                             L’autonomie de l’œuvre

Interdire un film au motif que le réalisateur est accusé de viol revient à dire, en réponse à un des aspects de la question initialement posée, que l’œuvre est réductible à son auteur.

S’il faut la censurer au motif que son auteur est un homme « mauvais », faut-il la louer au motif qu’il est « bon » ?

Ce serait renouer avec la conception de l’art qui condamna jadis au nom de la morale les œuvres qui sont aujourd’hui inscrites dans les programmes scolaires ou que l’on va contempler dans les musées.

En réalité, ce que les visées moralisatrices assignées à l’art visent à limiter, c’est la liberté de questionnement sans fin et sans réponse évoquée plus haut.

La montagne Sainte-Victoire peinte par Cézanne,  le lever du soleil peint par Monet ne sont ni une montagne ni un lever de soleil, et c’est bien ce qui dérange ceux qui n’acceptent pas de ne pas les retrouver sur la toile tels qu’ils « devraient être » dans un joli monde coloré fermé au questionnement.

Si les accusations portées contre Roman Polanski sont fondées, si donc il est un violeur que le système de dépendance lié au fonctionnement du cinéma n’a pas permis de dénoncer en son temps, il doit en répondre devant la justice.

Interdire pour ce motif ses films reviendrait à dire qu’ils sont ses complices ou qu’ils doivent leur existence à ces viols – ce qui est absurde –  ou qu’ils en font l’apologie – ce qui n’est pas le cas.

Comme toute œuvre d’art, le film existe par lui-même et échappe à son créateur.

Personne n’est obligé d’aller le voir.

Reste une réponse à apporter à un autre aspect de la question initiale : en quoi mon rapport au film est-il déterminé par ma connaissance de l’accusation de viol ?

En tout si je réduis le film au réalisateur.

En rien, si j’accueille Les Fleurs du Mal.

2 commentaires sur « Polanski »

  1. excellent article. On continue à lire Céline et Heidegger que je sache. Si l’on devait bannir tous les auteurs qui ont commis des méfaits il n’y aurait plus grand monde en littérature, philosophie ou art. Personnellement je trouve la dernière attaque contre Polanski (vieille de 44 ans) un exemple de maccarthysme pseudo féministe. Cette photographe aurait pu faire ses révélations durant le mouvement MeToo. Comme par hasard elle a attendu la sortie du film J’accuse …

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    1. Merci pour votre appréciation.
      Votre commentaire pose au moins la question de l’exercice de l’esprit critique, à l’égard de son propre discours et de celui de l’œuvre.
      En face du tableau, c’est d’abord la sensibilité qui est sollicitée avant la réflexion, même dans le cas de l’abstraction. Ce qui est vu en premier lieu, ce sont des formes, des couleurs, un discours esthétique qui produit spontanément un « ça me plaît ou ça ne me plaît pas » selon qu’il renvoie ou non à des critères de compréhension. L’esprit critique, à l’égard de son propre discours, permet non seulement d’examiner la validité de ces critères, mais aussi la pertinence du « qu’est-ce que ça veut dire ? », du moins quand il n’est posé que pour l’abstraction.
      Pour le livre, nous disposons des codes du langage qui permettent de « comprendre », relativement (cf. textes poétiques et philosophiques), donc de réduire sinon d’éviter le « qu’est-ce que ça veut dire ? ». L’esprit critique à l’égard du discours de l’écrit est donc conditionné par la disposition des moyens de savoir « ce que parler (dans le sens : utilisation du langage) veut dire ».
      Ainsi : est-ce que l’antisémitisme des dernières œuvres de Céline se trouve déjà dans les premières ? Est-ce que l’idéologie nazie des carnets noirs de Heidegger se trouve dans son œuvre philosophique préalable ? Bref, existe-t-il un « subliminal » dans l’écriture ?
      Le débat est ouvert…

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