La propriété et le corps

selon le début de la seconde partie du

      Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

                                           de Jean-Jacques Rousseau

         

                                       Première phrase

« Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »

Il s’agit d’un récit sous-tendu par un discours repérable dans la construction.

L’idée dominante : « Le premier (…) fut le vrai fondateur de la société civile. » contient une double relative déterminative (indispensable au sens) « qui… s’avisa… et trouva… » qui contient elle-même une apposition incluse « ayant enclos un terrain ».  

L’emboîtement syntaxique est le signe d’un double processus complexe : le premier est présenté comme un constat (fut le fondateur), l’autre est une explication  (ayant enclos un terrain, s’avisa… et trouva…pour le croire).

Le rapport entre les deux processus (l’acte de construire et l’idée de possession) pose donc  la double question de la responsabilité (dans le sens de « réponse donnée », adéquate ou non) et de la liberté (dans le sens de « choix »).

Le premier qui institue une origine, un commencement : avant, donc, il en était autrement. Mais avant quoi, exactement ? Qu’est-ce qui était différent ? Et qu’est-ce qui a conduit à produire le premier ?

L’apposition (ayant enclos un terrain), incluse dans la relative et exprimée au mode participe n’est pas, elle, déterminative : si on la supprime, la relative garde son sens. Elle est donc une donnée présentée comme contingente.

Et pourtant…

La question que pose ayant enclos un terrain est double : d’une part, qu’est-ce qui est à l’origine de l’acte ? D’autre part quel est le rapport entre l’acte et l’idée ?

Dans son récit, Rousseau dit que l’idée de la propriété ne préexiste pas à l’acte de la clôture mais qu’elle en est la conséquence.

Si ce n’est pas l’idée de la propriété qui commande l’acte, alors, pourquoi la clôture ? Autrement dit, pourquoi un homme éprouve-t-il à un moment donné le besoin d’en construire une si ce n’est pas pour s’approprier un espace ?

De quoi peut-il s’agir alors, sinon de protection ? L’homme a besoin de construire une clôture parce qu’il est menacé. Par qui ? Pas par les hommes puisqu’ils ne sont pas encore mus par le besoin de posséder d’où viennent tous les maux. On peut alors imaginer que ce sont des bêtes féroces qui mettent sa vie en danger. Ou autre chose qui ne soit pas humain.

Autrement dit, l’idée de propriété (dans le sens : besoin d’être propriétaire de, de posséder quelque chose) vient d’un détournement de fonction : si l’homme n’est pas menacé dans son existence, s’il n’a pas besoin de construire une clôture pour se protéger, alors il n’acquiert pas l’idée de propriété.

S’avisa a un double sens : à la fois prendre conscience et, par évolution, oser. Si l’idée de possession est le produit de l’acte, le premier sens semble le plus adéquat, même s’il n’exclut pas le second. Une fois construite, la clôture établit un rapport non prémédité, nouveau, qui suscite l’idée chez celui qui s’est trouvé dans la nécessité de planter des pieux pour se protéger.

Ensuite, la condition nécessaire, non de l’idée elle-même de propriété, mais de sa socialisation (société civile) est : des gens assez simples pour le croire. Ce qui, si on continue à combler les trous du récit, suppose que le premier est, dans un temps donné, le seul qui doive se protéger. En d’autres termes, il est désormais dans un type de rapports avec le monde extérieur que les autres ne connaissent pas.

Croire pose cette question : quelle est cette simplicité (état de nature cher à Rousseau ?) qui incite les gens à croire ce qui est affirmé par l’un d’eux ? En quoi  ceci est à moi est-il efficient ?

Selon ce récit d’un moment historique fictif imaginé par Rousseau pour les besoins de sa théorie (la bonté de l’homme « naturel »), la naissance de l’idée de propriété est donc de l’ordre du hasard événementiel, elle n’est pas inhérente à l’homme.  

                                                  Deuxième phrase

« Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ».

Ecrite au conditionnel passé (mode du regret), elle raconte un ratage : le héros qui aurait pu sauver l’humanité ne s’est pas manifesté.

Le rapport de causalité est clairement explicité, toujours dans le mode du récit : de cet acte premier (la clôture) et des circonstances qui lui donnent une dimension socio-historique (la naïveté des gens et l’absence de héros) naissent tous les malheurs du genre humain.

Cet acte premier qui va engendrer la catastrophe est présenté comme un tour de passe-passe : le constructeur de clôture (imposteur) est un magicien diabolique qui frappe l’humanité d’amnésie (oubliez) quant à ce qui est l’essentiel : la communauté des biens et des productions (à tous… personne) dont la négation provoque la mort (perdus).

                            Troisième et quatrième phrases

Rousseau quitte le récit pour le discours. A la narration destinée à capter l’attention succède l’analyse « sérieuse ».

 « Mais il y a grande apparence, qu’alors les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d’idées antérieures qui n’ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d’un coup dans l’esprit humain. Il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l’industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d’âge en âge, avant que d’arriver à ce dernier terme de l’état de nature.»

Ce qui revient à dire que la clôture n’est pour pas grand-chose, sinon pour rien, dans la naissance de  l’idée de propriété ; elle a tout au plus joué un rôle de catalyseur dans un processus très long (d’âge en âge) ; il y a eu en effet des idées antérieures, des progrès (sens de processus), de l’industrie (sens d’activité), des lumières (connaissances)…

Bref, le discours contredit le récit. Une manière pour Rousseau de nous dire : cela ne s’est pas passé comme je le raconte, certes, mais ce qui reste vrai, c’est que l’homme est déterminé par des forces souterraines qu’il ne maîtrise pas et qui doivent advenir (les choses en étaient déjà venues au point de ne pouvoir plus durer comme elles étaient).

Le Contrat social qu’il publiera quelques années après le Discours  proposera donc une « solution » (un contrat signé par les citoyens)  appuyée sur un problème non résolu parce que non posé : pourquoi l’homme a-t-il ce besoin de posséder ?

Corollaire : pourquoi est-il aussi réticent à l’idée du « commun » ?

Pourquoi a-t-il cette relation historique aussi ambivalente et conflictuelle avec l’idée du « communisme » ? Tiberius et Caius Gracchus furent assassinés à Rome au 2ème siècle avant notre ère parce qu’ils proposaient une réforme agraire visant à limiter la propriété individuelle et à répartir les terres.

Pourquoi, sans parler du fiasco soviétique, l’idée même de mise en commun  a-t-elle toujours rencontré et rencontre-t-elle encore toujours autant de réticences même chez ceux qui ne possèdent pas grand-chose, voire rien ? 

Corollaire : pourquoi ce retour au discours de l’enrichissement personnel comme valeur essentielle (après Guizot et Deng  Xiaoping, Trump et Macron) ?

Pourquoi l’idéologie qui sous-tend et justifie le capitalisme est-elle présentée et apparaît-elle comme la seule possible ?

Corollaire : pourquoi sommes-nous des simples pour le croire ?

« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie mais la vie qui détermine la conscience » écrit Marx dans L’idéologie allemande. Il rejoint ainsi le récit de Rousseau : ce n’est pas l’idée qui est première mais la vie réelle, matérielle.

La faille se trouve peut-être dans le refus de prendre en compte un « matériel  primordial », une donnée commune propre à notre espèce, sans rapport avec les conditions sociales d’existence.

Si donc, pour reprendre la pensée de Rousseau, la propriété est la matrice de tous les maux, si donc elle est inéluctable, si les modèles proposés par les philosophes et les politiques se sont heurtés et se heurtent toujours à ce besoin qu’ont tous les hommes de posséder plus et encore plus, (la terre, l’argent, le pouvoir…) alors quel est l’objet réel de ce besoin d’avoir ?

 Peut-être est-il ce que nous imaginons être un objet que nous possédons alors qu’il n’est que la forme matérielle de notre être : notre corps, dont nous savons qu’il cessera d’exister un jour sous la forme que nous lui connaissons.

S’imaginer posséder notre corps est peut-être ce qui conduit à l’entourer d’objets dont le nombre peut créer l’illusion d’une protection contre une issue que nous savons inéluctable…

Le besoin de posséder ne serait peut-être que l’exorcisme de notre peur que la mise en commun des biens, des ressources, ne conduise à nous déposséder d’un objet qui n’en est pas un en le protégeant d’une clôture chimérique. 

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