1- Strophes 3 à 9
Elles poursuivent le récit qui prend une dimension épique et annonce le contenu du discours (strophes 10 à 12).
– strophes 3 et 4 .
Le soleil rayonnait sur cette pourriture
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
v.1 à 6
Le soleil… la grande Nature… Et le ciel sont des touches à la fois spatiales et philosophiques annonciatrices du discours : la mort est présentée comme la continuation de la vie sous une autre forme.
L’action (rayonnait s’épanouir), la contemplation (regardait) et leur objet (pourriture / carcasse) créent un choc esthétique (soleil rayonnait – on lève la tête – est coloré d’un jaune orangé uni, vif, alors que cette pourriture – on la baisse – l’est d’un mélange de teintes sombres et criardes jurant avec celles de la fleur) et philosophique en ce sens que le soleil devient un agent de cuisine (cuire à point) et le ciel une entité vidée de transcendance. Les deux comparaisons (comme pour… comme une fleur) soulignent l’interprétation humaine, philosophique, ici de résonance matérialiste (la grande Nature… Tout– cf. Spinoza) d’un monde sans créateur (elle avait joint) ni dimension mystique : le contraste – dans le cadre des représentations habituelles – entre la réduction d’un soleil cuisinier (v.1-2) et l’agrandissement d’un univers infini (dans l’infiniment petit) autonome (v.3-4) propose une harmonie intellectuelle nouvelle… inaccessible à la femme.
v.6 -8
La sensiblerie féminine (puanteur – évanouir) ramène au prosaïsme du terre à terre le plus bas (sur l’herbe) considéré avec l’ironie du vouvoiement au passé-simple : vous crûtes est le sourire condescendant de l’homme regardant depuis les hautes sphères de la pensée la femme réduite à ses sens.
Nous voici donc revenus à la charogne réelle que le poète va transformer en un monde épique (strophe 5 à 8) avant un nouveau retour au réel (9).
– strophes 5, 6, 7, 8
Après le rappel de la réalité crue (v.1) commence une épopée, autrement dit la peinture d’un mode d’existence sans questionnement essentiel, en rupture radicale avec le discours habituel sur la mort.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Une épopée repérable par ses codes de la démesure guerrière (bataillons, descendait, montait comme une vague, s’élançait en pétillant, se multipliant) mais dont l’objet est perverti : si l’épopée classique est celle d’entités humaines luttant pour se maintenir, il s’agit ici d’une épopée de la désagrégation de ce qui est reconnu comme le vivant : tout cela, souffle vague, ce monde non seulement perd la référence humaine mais ne correspond plus aux critères habituels de l’identité repérable : ce qui est vivant, c’est la matière présentée à la fois dans son essence (tout cela, souffle vague, ce monde = totalité conceptuelle), dans son expression énigmatique (étrange musique – les comparaisons signifient la difficulté d’identification) et dans sa première phase de développement : larves (teintes claires)en rejet (le sens voudrait qu’il soit dans le même vers que bataillons) insiste sur l’effet (mort de l’organisé : mouches, ventre putride) devenant cause d’une vie nouvelle dont bataillons et épais liquides soulignent la force, la couleur (noirs) la densité.
La continuation de la vie post-mortem (vivants , coulait, liquide, vivait, eau courante) désarme le peintre de la vie organisée dont les outils sont devenus inopérants (toile oubliée) pour reproduire le mouvement de ce qui est habituellement représenté par l’immobilité : la peinture de la mort (non incluse dans la vie) par le figuratif du dessin et du trait (les formes) sont obsolètes (s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve) et elles doivent être repensées (une ébauche lente à venir) dans un schéma nouveau (la mort fait partie de la vie) sous-tendu pour l’artiste par seulement le souvenir : le souvenir, pour Baudelaire n’est pas essentiellement celui de la mémoire ordinaire, mais une connexion avec un absolu intemporel à la fois intellectuel, mystique – on peut le rapprocher de ce qu’est l’Idée dans la pensée platonicienne – angoissant aussi et qui est un composant de ce qu’il appelle spleen (cf. La vie antérieure – Correspondances – Harmonie du soir et, précisément dans la partie intitulée Spleen et Idéal, le poème sans titre : « J’ai plus de souvenir que si j’avais mille ans » qui se termine sur cette image de désarroi :
– Désormais, tu n’es plus, ô matière vivante !
Qu’un granit entouré d’une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d’un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l’humeur farouche
Ne chante qu’aux rayons du soleil qui se couche.
– strophe 9
Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un œil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.
Le retour au réel reprend l’idée sous la forme anecdotique du cycle de la vie au niveau banal de l’animalité pure, le vivant (chienne – le double chuintement rocher –chienne pourrait être une onomatopée de la protestation animale et le signe peu musical de ce retour au réel) luttant pour sa survie (inquiète, œil fâché, lâché, reprendre) en se nourrissant du mort (squelette, morceau).
Cet épisode termine le récit avant la reprise du discours adressé à la jeune femme. Nous retrouverons Ronsard en conclusion.
(à suivre, pour le dernier article)