Ronsard-Baudelaire (2)

Le rapport « compliqué » de Baudelaire avec les femmes (prostituées, demi-mondaines, artistes) s’explique essentiellement par la relation avec sa mère, perturbée (la relation) par son remariage avec Jacques Aupick, un officier supérieur qu’il détestait.

Il est habituel de classer en « cycles » les poèmes dont elles ont été les inspiratrices selon la primauté supposée de l’érotisme (Jeanne Duval), de l’art (Marie Daubrun) ou de la spiritualité (Apollonie Sabatier), même si Baudelaire ne l’a pas explicitement indiqué.  

Une charogne fait partie du cycle Jeanne Duval.  

Il est composé de 12 strophes (= quatrains constitués d’une combinaison répétée d’un alexandrin et d’un octosyllabe).

Les 9 premières sont un récit, les trois dernières un discours à la fois inspiré par le récit et qui le détermine.

Je présente le poème dans un découpage censé faciliter l’explication et la lecture. Il se trouve très facilement sur Internet.

Charogne désigne le corps d’une bête en décomposition. Le mot (du latin caro,   radical – carn = chair) est un signe explicite dans le sens où la sonorité colle à la signification. Un mot absent, à ma connaissance, des intitulés de la poésie, jusqu’à Baudelaire.

1er et 2ème strophes

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,

Ce beau matin d’été si doux :

Au détour d’un sentier une charogne infâme

Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,

Brûlante et suant les poisons,

Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique

Son ventre plein d’exhalaisons.

1ère strophe

Le début du récit (v.1-2) laisse attendre un objet (représentation d’un inanimé) en accord avec la distinction (vouvoiement, passé-simple, spiritualisation de la femme/compagne) et avec la tonalité suave du discours intime de la mémoire amoureuse et  du moment évoqué : ce beau matin d’été si doux : labiale sonore (beau) + 3 dentales : 2 sourdes (matin, été)  et 1 sonore (doux) + deux sifflantes (ce, si) atténuées par la labiale et la dentale + vocalisations  ô, a, in, é, é, i, ou = aucune distorsion entre le sens et les sons, une mélodie jouée à la flûte.

La précision (v.3-4) pervertit en même temps que la représentation, la fonction de la mémoire amoureuse : charogne est tout sauf un inanimé et, précisé par infâme (rimant avec âme), le mot suscite en même temps que le dégoût, l’éloignement du plaisir (v.1-2) dont la nature malsaine et maligne est accentuée par l’absence de ménagement : les deux vers sont construits sans effet de surprise, sans interruption marquée, comme si le rappel concernait un objet anodin. La distorsion entre la forme d’une simple dénotation (énoncé neutre) et la violence des deux mots – elle va devenir d’une autre nature en changeant d’objet – laisse deviner la problématique du récit :  après le v.3 qui pourrait être prosaïque, lit semé de cailloux fait entrer la poésie dans la chambre et la charogne devient la femme.

2ème strophe

Les jambes en l’air ne sont plus celles de l’animal (il a des pattes) et si la comparaison (comme) n’est pas identification, elle témoigne de l’érotisme morbide où se mêlent l’amour et la mort, qui obsède Baudelaire dans son rapport ambivalent, sinon pathologique, avec les femmes et la sexualité, en particulier les fluides : lubrique (du latin lubricare « rendre glissant » à lubrification) dont le sens moral moderne (luxure, débauche dans lesquelles on glisse) est rendu sensible par des évocations fortes à la mesure de l’ambivalence (brûlante, suant, exhalaisons). L’action du sujet (ouvrait … son ventre) connotée d’intentionnalité perverse (nonchalante et cynique) évacue la mort de l’objet qu’elle transfère dans le sexe de la femme (les poisons).  

Deux des Pièces condamnées (lors du procès de 1857) reprennent le thème du fluide/poison :

– la fin du Léthé :

Je sucerai, pour noyer ma rancœur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë,

Qui n’a jamais emprisonné de cœur.

(le népenthès – ici au sens métonymique – est une famille de plantes carnivores qui produit un liquide pour paralyser ses proies).

– la fin de A celle qui est trop gaie :

Ainsi je voudrais, une nuit,

Quand l’heure des voluptés sonne,

Vers les trésors de ta personne,

Comme un lâche, ramper sans bruit,

Pour châtier ta chair joyeuse,

Pour meurtrir ton sein pardonné,

Et faire à ton flanc étonné

Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur !

A travers ces lèvres nouvelles,

Plus éclatantes et plus belles,

T’infuser mon venin, ma sœur !

(ma sœur = famille humaine et inceste fantasmé)

Il est étonnant que le procureur qui a obtenu la condamnation de Baudelaire avec entre autres les arguments « manque de pudeur » et « peintures lascives » n’ait pas inclus Une charogne dans la liste des pièces dont il demandait l’exclusion. Preuve, s’il en besoin, de la bêtise qui préside à la censure. Il y a dans Les Fleurs du mal cinq poèmes consacrés au vin,  dont Le vin de l’assassin qui se termine ainsi : « Je m’en moque [de mourir] comme de Dieu / Du Diable ou de la Sainte Table ! » Le procureur n’avait pas dû comprendre. Il s’appelait Pinard, Ernest Pinard. Ça ne s’invente pas.   

( à suivre)

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