Le discours des 3 dernières strophes conclut le poème dont je disais en introduction (cf. article 1) qu’il était, comme celui de Ronsard, à la fois inadéquat et pervers.
Les deux premières strophes, dans une construction de contraste inversée, assimilent la jeune femme à la charogne :
– Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.
Pourtant (I,v.1)est une réponse à l’objection/réprobation de la jeune femme dont on peut imager qu’elle s’exprime par son visage. En écho, Oui (II v.1) enfonce le clou.
Le futur (vous serez répété = pourtant, oui) rappelle celui de Ronsard mais l’assimilation (semblable à cette ordure /telle) est destructrice : elle va au-delà de bien vieille (décrépitude), au-delà de la mort en tant que terme, au-delà même de la décomposition, jusqu’à la déshumanisation (ordure => oeil – horrible infection => œil et nez) de l’être qui est là, bien vivant : les qualificatifs étoile, soleil, ange, passion n’expriment pas seulement le contraste ; les possessifs renvoient au ton réjoui au regard brillant de celui dont le but n’est pas d’informer d’un inéluctable – le discours n’est pas de dénotation – mais de jouir des images cruelles qu’il met sous les yeux de la jeune femme. Si le sens d’ étoiles de mes yeux est assez clair – un cliché – l’expression soleil de ma nature l’est moins… sauf, peut-être si l’on pense que Baudelaire laisse au lecteur le soin de compléter le nom par l’adjectif perverse, par exemple.
Ange et passion qui s’opposent rappellent sa conviction d’une dichotomie humaine (Dieu attire vers le haut<=> Satan-> tire vers le bas cf. Au lecteur – poème introducteur) et le mélange paganisme / catholicisme (reine des grâces / sacrement) sa « religion travestie » qui adoucit, relativement, la fin du récit :
« Faut-il vous dire à vous, qui ne l’avez pas plus deviné que les autres, que, dans ce livre atroce, j’ai mis toute ma pensée, tout mon cœur, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j’écrirai le contraire, que je jurerai mes grands dieux que c’est un livre d’art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents. » – Lettre à sa mère, 28 février 1866 – il ressent alors de plus en plus les effets de la syphilis dont il mourra 15 mois plus tard.
« Quand même Dieu n’existerait pas, la Religion serait encore sainte et Divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait pas besoin d’exister. » (Journaux intimes – Fusées– I)
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Alors est surprenant : que peut-il arriver de plus ou de pire ? Le Ô ma beauté qui suggère le meilleur conduit en effet au pire : l’injonction (dites) au mode impératif est une manière de jouer/jouir à abolir le futur (mangera) par la sollicitation d’un imaginaire morbide au présent – un « direz » à la Ronsard était possible mais il évacuait le plaisir de la morsure des baisers dont on se doute que la voracité n’est pas seulement celle de la vermine future.
Ce qui, dans les deux derniers vers, pourrait être compris comme une ultime pique du récit – il survit, lui – est évacué par la problématique du discours sur l’éternité non du sentiment mais de l’être aimé : j’ai gardé est à comprendre comme un passé-composé de permanence, d’éternité (= divine) en regard de l’éphémère du vivant singulier (amours décomposés*) auquel renvoient forme (corps/support) et essence (ce qui constitue).
* le masculin au pluriel qui n’est évidemment pas une erreur (cf. Mais le vers paradis des amours enfantines… – Moesta et errabunda – Spleen et Idéal )n’est pas celui de l’amour mais des êtres aimés.
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L’inadéquation n’est pas de même nature pour Ronsard et Baudelaire.
Pour Ronsard elle concerne la séduction dont sait qu’elle n’a pas réussi.
Pour Baudelaire, c’est lui-même qu’elle concerne : voir le squelette pourrissant dans la femme aimée et regardée témoigne plus, dans l’instant, d’une perturbation que d’un esprit philosophique.
Le sadisme vaut pour les deux, à un niveau supérieur, si l’on peut dire, pour Baudelaire, ce qui peut expliquer l’importance dans son œuvre de la problématique de la mort notamment dans le rapport entre le contingent et le permanent. Il la développera théoriquement avec la notion de modernité dans Le Peintre de la vie Moderne et esthétiquement, entre autres (cf. les Salons – Richard Wagner), dans Le Spleen de Paris (poèmes en prose).
Enfin, pour le joindre à celui de Ronsard, j’aurais pu choisir ce sonnet des Fleurs du mal intitulé Remords posthume :
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse,
Au fond d’un monument construit en marbre noir,
Et lorsque tu n’auras pour alcôve et manoir
Qu’un caveau pluvieux et qu’une fosse creuse ;
Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse
Et tes flancs qu’assouplit un charmant nonchaloir,
Empêchera ton cœur de battre et de vouloir,
Et tes pieds de courir leur course aventureuse,
Le tombeau, confident de mon rêve infini
(Car le tombeau toujours comprendra le poète),
Durant ces grandes nuits d’où le somme est banni,
Te dira : « Que vous sert, courtisane imparfaite,
De n’avoir pas connu ce que pleurent les morts ? »
– Et le ver rongera ta peau comme un remords.
Si l’on excepte le second tercet – on devine l’expérience qu’elle n’a pas voulu tenter – le poème est quand même nettement moins jouissif qu’ Une charogne, non ?