*Rappel :
-GFM : Grammaire française « ministérielle » (sur Internet)
– GEQ : La grammaire en questions – titre d’un essai de l’auteur du blog.
La problématique du verbe est sans doute la plus importante en ce sens que ce mot est le moteur de la phrase (=le message), sans lequel elle n’existerait pas, autrement dit il est au cœur, plus précisément il est le cœur du vivant.
Depuis le début de ces articles j’ai souligné ce qui me semble constituer la différence essentielle entre GFM et GEQ, à savoir que GFM considère la grammaire en tant que structure autonome avec ses codes (dont la spécificité d’un langage savant qui n’est rien que le signe de ce parti pris) alors qu’elle est pour GEQ celle du vivant.
Ce parti pris de GFM n’est pas sans lui susciter quelque malaise (=> niveau II– p.87) :
« Les GV dont le noyau est le verbe être peuvent comporter des compléments de forme GNP [groupe nominal prépositionnel] qui ne doivent pas être analysés comme des attributs. Par exemple, le GNP « à Alice » dans « Ce tableau est à Alice » ne peut pas être analysé sur le même plan que l’adjectif attribut « magnifique » dans « Ce tableau est magnifique » (notamment parce que l’adjectif attribut se pronominalise en « Il l’est » tandis que cela est impossible pour « à Alice » dans la phrase « Ce tableau est à Alice ».»
Expliquer par des possibles ou des impossibles formels (du point de vue du sens, que vaut un « plan d’analyse » fondé sur le remplacement par un pronom ?) bizarres (qu’est-ce qui empêche de dire « Ce tableau est à elle » ?) traduit un malaise perceptible dans la phrase qui suit, complétée par une proposition de résolution du même formalisme dénué de sens.
« Or, la réponse à ce problème n’est pas encore stabilisée dans notre tradition grammaticale. Une solution simple consiste à considérer que le verbe être signifie ici « appartenir » (Ce tableau est à Alice = Ce tableau appartient à Alice) et par conséquent que le GNP à Alice est de fonction COI [complément d’objet indirect].* »
* « à Alice » s’exprimait en grec et en latin au moyen de la désinence/terminaison propre au « datif » qui pouvait indiquer la possession, ce qui est le cas ici.
GEQ dira : dans la phrase « Ce tableau est à Alice », « à Alice » est une information qui renseigne sur le possesseur du tableau. Idem avec appartient à. Il y a, en filigrane (un refoulé, sans doute) du discours de GFM, la persistance tenace et tentante du type de questionnement à qui ? à quoi ? auquel répond COI comme CO répond à qui ? ou à quoi ? pour une « solution simple » (simpliste ?) en ce sens qu’elle donne l’impression d’une explication. En quoi « à Alice est de fonction COI » apporte-t-il quelque chose à la compréhension de la phrase ? Ce type de réponse est celle d’un code rassurant, proche du rituel de type religieux (dans le sens premier de réunir ceux qui partagent la même croyance), en même temps qu’il exclut avec le questionnement du sens la problématique du vivant et ceux qui comprennent par intuition ou analyse qu’il s’agit d’un code qu’ils rejettent parce qu’ils le perçoivent pour ce qu’il est, un artifice.
De ce point de vue, la notion d’objet associée au verbe être est un non-sens, signe du refus/déni de cette problématique du vivant.
GFM, reprenant la distinction de la grammaire traditionnelle, dit qu’il y a deux sortes de verbes : les verbes d’action, les plus nombreux, et les verbes d’état : être, paraître, sembler, devenir, rester…
Cette distinction participe du même refus. En témoigne par exemple l’inadéquation, entre « état » (du latin stare : se tenir debout, immobile) qui indique l’absence de mouvement, et « devenir » qui l’implique. Cette distinction est un contournement de la question qui recouvre un problème existentiel : pourquoi les verbes sont-ils, dans leur quasi-totalité, des verbes d’action ? Pourquoi une telle dissymétrie ? Et pourquoi le premier d’entre les verbes est-il celui qui n’indique pas une action, à savoir le verbe être ?
Premier en ce sens qu’il constitue la question essentielle de l’homme, celle de son existence en tant que sujet pensant (= soumis à, dépendant de sa pensée), ce qu’on appelle la question « ontologique » (de la racine grecque – ont, du verbe einaï = être, -logie venant de logos = le discours) celle du « discours sur l’être, sur le fait d’être ».
GEQ explique, lui, que tous les verbes signifient une action, à l’exception du seul verbe être.
Voici ce qu’il en disait quand il écrivit son essai, il y a une douzaine d’années, et que je reprends à mon compte aujourd’hui :
Que vaut la distinction entre verbes d’action et verbes d’état (être, paraître, sembler, devenir, rester, avoir l’air etc.) ? Dans la phrase « Pierre semble dormir » le verbe est analysé comme verbe d’état, ce qui signifie que Pierre n’agit pas. Autre exemple : « Les paysans appréhendent le retour de la sécheresse » dont Bescherelle [référence grammaticale] explique : « On ne peut pas dire que les paysans font l’action d’appréhender, mais plutôt qu’ils ont une attitude d’appréhension, de crainte. » (p.260) Et il cite les verbes souffrir, craindre, aimer, posséder.
Ce point de vue est fondé sur une réduction du sens d’action qui désignerait seulement ce qui est visible, de l’ordre du physique. Si appréhender n’est pas considéré comme une action par le manuel, n’est-ce pas parce que l’acte d’appréhender n’est pas apparent comme peut l’être un acte physique ? Si les paysans ne sont pas considérés comme actifs, n’est-ce pas seulement parce qu’ils paraissent ne pas agir ? Mais pourquoi ne le paraissent-ils pas, sinon parce qu’il a été décidé a priori que l’appréhension n’était pas de l’ordre de l’agir ? Même chose pour sembler, paraître etc. Si Pierre me paraît ne pas être actif quand il semble dormir, c’est que, consciemment ou non, j’ai décidé de confondre l’apparence avec le réel. En réalité, si Pierre semble dormir, c’est qu’il a activé ou que j’ai activé les mécanismes d’action qui pourront faire croire qu’il n’est pas actif. [J’ajouterai que dormir est tout sauf une non-action, en témoigne notamment le rêve, et que sembler dormir est en quelque sorte une action double]
Paraître, sembler, avoir l’air etc. sont une activation des mécanismes de l’illusion de la non-action.
Le seul verbe qui soit à proprement parler en-dehors de l’agir est le verbe être. Le « je suis » du cogito de Descartes (cogito ergo sum = je pense donc je suis) qui ressortit à l’ontologie est l’expression de l’existence. [ Je précise : la preuve par l’évidence de l’existence du sujet]. D’où son utilisation dans une relation identitaire ou voulue comme telle (« Je suis grand, petit, français, allemand etc. ») et, dans la conjugaison, comme auxiliaire (« Je suis invité, félicité etc. », « Je suis parti, venu, etc. ») ; dans les trois cas, il y a l’affirmation d’un étant : identifié de manière réductrice à une qualité dans le premier, passif dans le deuxième, permanent dans un passé dans le troisième. [ précision : je suis, là maintenant, étant parti, venu…] D’où son extension de sens : « Je suis (= je me trouve) à Paris. »
La problématique de l’ontologie, signifiée par être, et dont découle tout le reste, s’ouvre avec l’évolution de sens du mot latin verbum qui a donné notre verbe.
(à suivre)