Richard Wagner – Der Ring des Nibelungen ( L’anneau du Nibelung – La Tétralogie) (6)

Un moment avec Mozart, ou, ceci n’est pas une digression.

Comme le théâtre, mais à un degré autre,  l’opéra est une représentation du « jeu » (à la fois divertissement et articulation) de la structure permanente constituée des deux strates interférentes, épique et philosophique, qui nous constituent. Une représentation traditionnellement codifiée par deux décorums en harmonie, d’une part celui de la scène aux décors peints où évoluent les chanteurs/acteurs costumés au-dessus de la fosse d’orchestre, d’autre part celui de la salle ornée et des spectateurs, elle et eux en habits de luxe et tenant un discours spécifique

Dans la deuxième « époque » de Les Enfants du Paradis – film de Marcel Carné et Jacques Prévert réalisé pendant la guerre  – l’acteur Frédérick Lemaître et le misanthrope/assassin Pierre-François Lacenaire révèlent, en les pervertissant, le discours des codes : le premier quand il interpelle le public pendant son interprétation de L’auberge des Adrets, le second, à l’issue de la représentation d’Othello, quand, en tirant le rideau de la fenêtre qui sépare le foyer du théâtre – le jeu y continue –  du monde extérieur, il révèle au comte de Montray,  la relation entre sa maîtresse, Garance et le mime Baptiste.  

Ces codes disent que les deux discours  (scène/salle) disent le réel (l’amour, la mort principalement), mais dans le jeu de l’artifice des deux décorums auxquels il est demandé de faire comme si ce n’était qu’un jeu ; c’est ainsi que dans l’opéra,  la parole devient chant et  musique – dans une certaine mesure, c’est aussi vrai pour le théâtre – avec escamotage d’orchestre et applaudissement des performances vocales – Mozart ajouta des arias à Don Giovanni pour tenter d’amadouer le public viennois.

Le théâtre et l’opéra sont – à la différence de la salle de cinéma – les lieux construits pour le jeu gratuit de l’adulte-enfant et le jeu intéressé du pouvoir (idéologique et politique) avec ce jeu, non exclusifs d’un de l’autre, la place du curseur déterminant par exemple l’importance du composant « sincérité » de l’un, et celle du composant « snobisme » de l’autre.  

Les opéras de Mozart n’eurent que des succès mitigés à la cour de Vienne, en particulier Don Giovanni dont la création, plus populaire, à Prague connut un triomphe, et qui fut pour Wagner la référence majeure – la prestation des deux géants Fafner et Fasolt rappelle parfois la scène finale avec le Commandeur.

Si Mozart respecte les codes, dont ceux du compartimentage – récitatifs, arias, chœurs – sa musique les transcende et se situe dans un espace autre, ailleurs que dans les seuls jeux évoqués.

Telle est la problématique illustrée dans le film de Milos Forman, Amadeus, par l’incompréhension à certains égards émouvante du personnage d’Antonio Salieri, très satisfait de sa propre musique jusqu’au moment où il entend celle de Mozart. Peu importe le degré d’authenticité historique en regard du réel qu’explore la problématique du film, à savoir l’énigme que représente la musique mozartienne que le personnage de Salieri ne parvient pas à résoudre autrement que par une révolte adolescente stérile.

Au début du film, Salieri, qui a tenté de se suicider et qui s’accuse d’avoir tué Mozart, est visité dans sa chambre d’hôpital par un prêtre qui essaie vainement d’obtenir une confession. Ce prêtre, dont les connaissances musicales sont sommaires, ignore que le vieil homme qu’il a devant lui a été un compositeur célèbre en son temps, et Salieri s’obstine alors à se faire reconnaître en lui jouant sur le clavier de son instrument des extraits de ses compositions. Il faut voir, après les mines désolées du malheureux prêtre confus qui ne connaît rien de ce qui est joué avec autant d’attente, l’illumination du visage de l’acteur lorsque, par dépit, Salieri finit par jouer les premières notes de la Petite musique de nuit, une mélodie que le prêtre reconnaît aussitôt puis chante avec un enthousiasme d’autant moins dissimulé qu’il la croit composée par celui qui la joue et qui lui révèle qu’elle est de Mozart. Discours rude et cruel de Peter Shaffer (auteur de la pièce adaptée par Milos Forman et dont il fut le scénariste du film), diront peut-être certains, mais qui, aujourd’hui, joue la musique de Salieri ?

Ces quelques notes apparemment banales, qui « sur le papier n’ont l’air de rien » comme le dit Salieri à propos du troisième mouvement de la Sérénade 10 « Gran Partita » (sur YouTube, l’ensemble à vent de l’Orchestre Symphonique de Londres) qu’il entend dans les salons du comte-archevêque Colloredo, sont un exemple de l’énigme dont les opéras offrent des exemples tous plus remarquables les uns que les autres – parmi les perles, une mention pour les duos de Cosi fan tutte.

On est à la fin du 18ème siècle (Mozart meurt en 1791), dans un moment de transition entre deux mondes. S’il peut l’être par les mots (cf. le Viva la liberta ! dans la scène des masques) Don Giovanni, comme l’ensemble de l’œuvre mozartienne, est explicite du besoin d’ouvrir en grand les fenêtres, non pour laisser entrer l’air de la révolution sociale, mais celui de la liberté essentielle de l’homme et dont le moment historique facilite l’ouverture quand elle n’en brise pas les vitres.

Cette approche que d’autres tentent par les mots de la littérature, Mozart la hisse à un niveau remarquable de connaissance intuitive (affects et pensée) par une invention mélodique et une recherche harmonique de l’orchestration qui bouleverse les références pour atteindre un absolu que confirme sa constante modernité.

Deux exemples, anecdotiques si l’on veut : dans les Noces de Figaro, l’aria (non piu andrai) que chante Figaro à Chérubin après que le comte en fait un soldat pour s’en débarrasser, et dans Cosi fan tutte le chœur « Bella vita militar » de l’acte 1, avec lesquels Mozart renverse, en donnant l’impression de s’amuser, la musique militaire de son piédestal – j’y reviendrai avec l’utilisation des cuivres par Wagner.

Le jeu d’opéra, entre monde épique et monde tragique, est alors encore déterminé par des références classiques que les bouleversements économiques et politiques vont démolir.

Le ailleurs de Mozart est là : la musique qu’il donne à entendre est celle d’une transcendance d’où ont été évacués Dieu en tant que réponse existentielle – d’où l’explication par défaut « divin Mozart » – (Don Giovanni) et l’aristocrate en tant qu’incarnation du pouvoir  (Les noces de Figaro), à l’intérieur de l’immanence des problèmes à dimension purement humaine (Cosi fan tutte) et jusque dans le domaine de la spiritualité ésotérique de la Flûte enchantée.

Je ne sais pas définir ce qu’il réussit à produire (pour le corps et l’esprit) autrement que par la joie dans le sens que donne Spinoza à cette unité intuitive essentielle de l’homme et de la Nature et qu’exprime – un siècle et demi après Monteverdi et quelques décennies après Bach, l’un et l’autre dans des modes différents – la conjonction de l’indicible individualité de Mozart et le monde alors en révolution.

Soixante ans plus tard, dans le commencement de « l’autre monde », les strates, épique et tragique, jouent dans un contexte radicalement différent.

(à suivre)

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