J’ai écouté (sur Internet où j’ai également trouvé quelques articles) deux interviews de Jean-Jacques Nattiez, musicologue québécois, spécialiste reconnu de l’œuvre de Wagner et qui s’est intéressé précisément à l’expression de l’antisémitisme dans sa musique dont il précise l’importance qu’elle a pour lui.
Il prend les deux exemples évoqués dans l’article précédent : Beckmesser (Les Maîtres chanteurs de Nuremberg), Alberich et Mime (Ring).
Le premier des deux opéras a pour cadre la confrérie des Maîtres chanteurs de la ville de Nuremberg, en l’occurrence le concours de chant qu’ils organisent et dont le vainqueur, qui doit être un maître, épousera Eva, la fille de Veit Pogner, un des maîtres. Elle vient de rencontrer Walther et les deux jeunes gens ont été frappés par le même coup de foudre. Mais Walther, un profane, ne maîtrise par l’art du chant alors que Bekmesser qui convoite Eva est un maître de la confrérie. Walther tente d’être admis mais Beckmesser, chargé de relever les fautes, l’élimine en l’humiliant. Hans Sachs, poète, cordonnier et maître qui fait autorité (un personnage historique), aide Walther à mettre en musique l’ode qu’il a écrite pour Eva et l’invite à la chanter au concours. A la suite de quiproquos, Bekmesser tentera de chanter l’ode, se ridiculisera, Walther gagnera le concours et épousera Eva.
Jean-Jacques Nattiez explique que cette ode, très mal chantée par Beckmesser contient des caricatures de chants rituels juifs, et il précise que les auditeurs juifs de la première représentation de l’opéra l’avaient signalé.
Alberich et son frère Mime sont deux Nibelung, des êtres habitants dans les profondeurs sombres de la terre et leur attirance pour l’or en tant que moyen de pouvoir et de domination permet de les considérer comme des figures de l’antisémitisme déclaré de Wagner, tout particulièrement Mime interprété par un ténor dans la partie la plus haute, peu agréable, de la tessiture.
Le problème est le suivant : est-ce que la musique – hors parodie déclarée – peut tenir un discours idéologique, en l’occurrence antisémite ? Et est-ce qu’elle peut jouer pour l’auditeur le rôle du message subliminal ? Autrement dit, est-ce que l’écoute de la musique de Wagner pourrait me rendre antisémite ? Ou encore : si je dis que le langage des mots d’Heidegger contient nécessairement ce qui constitue le nazisme dont il fut un partisan encarté et depuis le début, est-ce que je peux le dire aussi pour le langage des notes de la musique ? Nécessairement, dans le sens où ce qu’il écrit, et quel qu’en soit l’objet, dit qui il est, étant entendu que le nazisme – en tant que théorie de l’humanité, de l’homme et des rapports humains – choisi par conviction – ce qui fut le cas pour Heidegger – n’est pas pour son adepte un à-côté du soi mais révèle son être. C’est également vrai pour les choix qui engagent dans le champ de ce que j’appellerai la réponse totale (christianisme, communisme, par exemple).
Est-ce que la judéophobie (hostilité à la culture juive) et l’antisémitisme (stigmatisations de caractéristiques physiques) de Wagner peuvent être comprises comme un engagement de ce type ?
J-J Nattiez explique qu’il a commencé à écouter la musique de Wagner dès son adolescence. Il n’est pas devenu antisémite. La lecture d’Heidegger – sans parler de sa fréquentation (cf. Anna Arendt) – ne produit pas non plus mécaniquement cet effet. Ces constats ne résolvent pas le problème, ils soulignent seulement la spécificité de l’œuvre d’art, qu’elle s’exprime par les mots (en l’occurrence ceux de la philosophie – cf. les articles « La cause première » à partir du 21.10.2022) ou par les notes.
Wagner a nommé David, un des personnages sympathiques des Maîtres chanteurs et, à la différence de Mime, Alberich est interprété par un baryton-basse.
(à suivre)