L’article est un peu long, mais il m’a paru plus pertinent de ne pas le scinder.
L’idée générale de la thèse de Frédérique Leichter-Flack est que si la philosophie fournit des cadres d’interprétation, dans le réel il n’y a que des cas particuliers, si bien que « les grands modèles littéraires nous aident à penser, en restant au ras du sol émotionnel, parce que les émotions, les émotions morales, c’est le filtre par lequel nous arrivent les situations, c’est le filtre par lequel entrent dans nos vies les questions difficiles. »
L’histoire d’Œdipe en est un exemple. Le journaliste ayant constaté que « tuer son père et coucher avec sa mère, c’est quand même peu courant » elle explique : « Œdipe, c’est une réflexion sur la responsabilité. Est-ce qu’on est responsable de ce qu’on n’a pas prévu, du mal qui entre dans le monde par notre action, par notre intermédiaire, mais qu’on n’a pas voulu, qu’on n’a pas conçu, qu’on n’a pas envisagé, qu’on n’imagine même pas ? Comment se délègue la responsabilité, c’est des questions dont on a besoin au quotidien. »
L’histoire est traitée par Sophocle (voir les articles des 4, 6 et 8 juin 2021) dans sa tragédie Œdipe Roi (Oidipous Turannos). Les Athéniens du 5ème siècle qui assistèrent à la représentation (donnée dans le cadre religieux des Grandes Dionysies, fêtes qui se déroulaient au printemps) connaissaient l’essentiel de l’histoire d’Œdipe (Homère – 8ème siècle – en fait déjà mention dans l’Odyssée). Ce qui importe, c’est donc la manière dont il choisit de la raconter sur la scène de son théâtre.
Rappel de l’histoire :
Laïos, roi de Thèbes et époux de Jocaste, va consulter un jour l’oracle de Delphes – le sanctuaire était dédié à Apollon, et la Pythie, une femme choisie par les prêtres du dieu, était censée exprimer une vérité, concernant l’avenir ou autre chose, dictée par la divinité et que les prêtres étaient chargés de traduire.
L’oracle annonce à Laïos que lui naîtra un fils qui le tuera et épousera sa mère. Le garçon né, Laïos lui perce les pieds pour les attacher d’une lanière et Jocaste le donne à un de ses bergers avec la mission de l’abandonner dans la forêt du Cithéron. Le berger n’obéit pas et confie l’enfant à un berger du roi de Corinthe, Polybe, qui n’a pas d’enfant. Polybe et son épouse, Mérope, l’adoptent, lui donnent le nom d’Œdipe (= pieds gonflés) et l’élèvent sans lui révéler qu’il n’est pas leur fils biologique. Devenu adulte, Œdipe entend dire à la fin d’un repas, « au moment du vin, dans l’ivresse » qu’il est « un enfant substitué ». Pour en avoir le cœur net, il se rend à Delphes, demande à l’oracle qui est son père ; l’oracle ne répond pas à sa question mais lui annonce qu’il tuera son père et épousera sa mère. Epouvanté, Œdipe décide de ne pas rentrer à Corinthe et se dirige vers Thèbes. Sur la route, il se prend de querelle avec un groupe de cinq voyageurs dont l’un, installé sur un chariot, le frappe. Il le tue ainsi que les autres, à l’exception d’un qui parvient à s’échapper. Continuant sa route, il parvient à Thèbes – dont le roi est mort – traumatisée par la présence d’un monstre, la Sphinge, qui soumet une énigme aux passants qu’elle dévore s’ils ne parviennent pas à la résoudre. Œdipe se présente, résout l’énigme et la Sphinge se tue. Œdipe est triomphalement reçu dans la ville, devient roi et épouse la reine.
Des années plus tard, Œdipe est toujours roi, il a eu quatre enfants de Jocaste, deux garçons et deux filles maintenant adolescents, la ville est dévastée par une épidémie qui provoque la ruine et la désolation.
C’est là que Sophocle choisit de commencer sa tragédie qui se déroule à la fois comme une enquête et une réminiscence.
Œdipe a envoyé à Delphes Créon, son beau-frère, pour savoir la cause du malheur qui frappe la cité et le moyen d(y mettre fin. Créon revient et fait part de la réponse de l’oracle : pour que cesse le fléau, il faut trouver et chasser « les coupables » de l’assassinat de Laïos.
Le pluriel est un élément-clé étant donné qu’il s’agit d’un mensonge : Apollon, la divinité consultée, sait que Laïos n’a pas été tué par des brigands – comme le prétendra le serviteur échappé – mais par un seul homme.
L’hypothèse d’une erreur, d’une maladresse, de Sophocle est irrecevable : non seulement l’enquête conduite par Œdipe est minutieuse – aucun détail n’est laissé de côté – mais l’importance du singulier ou du pluriel est soulignée à plusieurs reprises, notamment (à partir de 842) quand Œdipe répond à Jocaste (je traduis littéralement) « Que le berger [celui qui a pu s’échapper] répète le même nombre et ce n’est pas moi l’assassin ; si au contraire il évoque un seul homme voyageant, il est évident que l’affaire aboutit à moi ».
C’est un élément-clé en ce sens qu’il définit le cadre de la problématique de la responsabilité, non seulement d’Œdipe, mais de Laïos… et des Grecs en général.
Que les Grecs aient accordé de l’importance et du crédit à l’oracle de Delphes est aussi indiscutable que, pour ceux qui en sont convaincus, Lourdes.
*J’ouvre une parenthèse : s’agissant des qualités intrinsèques supposées d’Apollon ou de Dieu, cette croyance pose cependant quelques problèmes : comment accepter, là, le mensonge, ici, le choix de la guérison exceptionnelle, et de tel malade plutôt que de tel autre ?
Je la referme pour ouvrir cette problématique : d’une part, que se passe-t-il si Laïos puis Œdipe ne vont pas consulter l’oracle de Delphes, d’autre part, est-ce que les Athéniens du 5ème siècle assistant à la représentation, et en général, envisageaient une telle question ?
Autrement dit, en allant consulter l’oracle, est-ce que Laïos, Œdipe, et d’une manière générale les Athéniens, ont ou non conscience qu’ils décident de mettre en route un processus d’ordre transcendantal dont ils acceptent la dépendance ? Si je vais consulter une cartomancienne qui me prédit le pire et si je l’accomplis, pourrai-je faire valoir l’argument du « mal qu’on n’a pas voulu, qu’on n’a pas conçu, qu’on n’a pas envisagé » ou bien ma démarche de consultation sera-t-elle un élément de l’examen de ma responsabilité ? Et est-ce que cette question est plausible au 5ème siècle avant notre ère ? Comment savoir si, dans une société où n’existe pas, comme chez nous, la distinction du religieux et du non-religieux, mais où le citoyen et la Cité évoluent dans la sphère du religieux unique en ce sens qu’il ne peut exister qu’elle dans la pensée commune, comment savoir si l’individu athénien se pose ou non pour lui-même la question du choix de la transcendance, autrement dit de la possibilité de son refus ?
*J’ouvre une autre parenthèse : le questionnement des Présocratiques– ils sont les continuateurs des Babyloniens et des Egyptiens – touche à cette problématique. Si le spectateur lambda du théâtre de Sophocle ignore les uns et les autres, il partage avec eux le même statut d’être humain.
Je la referme pour constater qu’un élément de réponse se trouve dans la tragédie, à savoir le mensonge « pluriel » précité de l’oracle qui renforce le mensonge du serviteur et nourrit le scepticisme d’Œdipe qui vient d’apprendre la mort de Polybe dont il croit encore qu’il est son père : « Désormais, je ne prendrai plus de prédictions en considération, celle-ci ou une autre plus tard » (858).
Autrement dit, est représenté un monde d’erreurs et d’illusions construit sur du mensonge humain et divin qui conduit le chœur, désemparé par ce à quoi il assiste, à tenir (à partir de 863) un quatrième discours chanté (stasimon) qui ne pouvait que déconcerter le public dont le chœur est précisément la figure théâtrale : une longue déploration d’abord de la démesure (hubris) qui produit une tyrannie qui ne correspond en rien à Œdipe, puis de l’orgueil, qui n’est pas non plus celui d’Œdipe et qui aboutit à cette double conclusion « Si ce sont de telles pratiques qui sont honorées, en quoi faut-il que je sois le chœur ? » (895-896) et « Ce qui est divin s’en va. » (910)
Quand Sophocle met dans la bouche d’Œdipe cette question : « Est-ce que cela [l’oracle et ses suites] ne vient pas d’un dieu cruel ? » (829) ne met-il pas en cause le choix de la transcendance qui fait de l’immanence humaine (« Beaucoup ont déjà rêvé de coucher avec leur mère* » dit Jocaste pour le rassurer – 981) un réel mortifère ?
*J’ouvre une dernière parenthèse pour indiquer que cette remarque mise dans la bouche de Jocaste et le choix de Sophocle d’une démarche de réminiscence, essentielle dans l’enquête que mène Œdipe, invitent à examiner la problématique de l’inconscient dans cette tragédie.
Je la referme pour conclure.
« La littérature nous aide à vivre avec le scandale sans renoncer à l’exigence de dignité humaine. Exigence humaine que ce monde ait du sens et c’est aussi ce que la littérature nous permet d’élaborer. » dit Frédérique Leichter-Flack
La littérature comme mode d’expérimentation pour ainsi dire en laboratoire était l’objectif de Zola, par exemple, avec des paramètres de déterminisme qui posent la question des limites de la liberté de l’individu.
Est-ce que Sophocle pose plutôt la question de la responsabilité d’Œdipe ou plutôt celle du rapport avec l’oracle ?
Comme j’ai tenté de l’expliquer pour Antigone (cf. dans les articles précités, la signification du choix de Sophocle du suicide de l’héroïne), je dirai que l’objet central de la problématique de l’histoire de Job (cf. article précédent) et d’Œdipe – les deux exemples pris par Frédérique Leichter-Flack pour étayer sa thèse – est, par-delà ou peut-être même contre les émotions, le coin enfoncé dans notre pensée du questionnement de la transcendance qui, de ce point de vue, me semble contradictoire – c’est en tout cas ce que disent Job et Œdipe – avec « l’exigence humaine que ce monde ait du sens ».