Proust et la lecture d’Annie Ernaux

A l’occasion du centième anniversaire de la mort de Proust, Annie Ernaux était l’invitée de Guillaume Erner, dans Les Matins de France Culture, ce vendredi 18 novembre. Son intelligence, sa capacité à mettre en évidence la fréquente inadéquation des questions du journaliste ont été pour moi source d’ un grand plaisir.

Par exemple, quand il lui demande si, comme Proust a écrit « sur lui », elle a écrit « sur elle ».

« Je ne sais pas ce qu’aurait dit Proust, répond-elle très gentiment, mais je ne pense pas qu’il aurait dit qu’il écrivait sur lui. Moi, j’ai pas l’impression d’écrire sur moi. J’ai l’impression que, voilà, j’ai un corps, un esprit, une vie, mais quand j’écris, c’est à travers des choses qui m’ont traversée, des sensations, et avec le désir que, en devenant de l’écriture, elles soient en quelque sorte devenues générales. »

La question du journaliste dénote une vue disons assez superficielle non seulement de l’œuvre de Proust, non seulement du roman en général,  surtout s’il est écrit à la première personne, mais surtout du principe même de la littérature.

Le « je » du narrateur d’un roman n’est pas le « je » de l’auteur, mais une reconstruction du narrateur et dont l’auteur est en quelque sorte le liant. L’architecture produite n’a pas à voir avec celle de la biographie.

Pour le reste, il y aurait beaucoup à dire sur la fonction de généralisation qu’A . Ernaux assigne à la littérature, mais le plus intéressant concerne à mon sens le point de vue de « classe » qui est le sien.

Ce qui sous-tend sa démarche littéraire est la culpabilité (cf. article du 8.10.2022). Elle évoque dans l’entretien le « sentiment de culpabilité que j’éprouve par rapport à mon milieu » et c’est à travers le prisme de « transfuge de classe » (c’est son expression) qu’elle lit, en particulier le roman de Proust.

«  Il y a des passages qui sont à la limite insoutenables « , dit-elle, par exemple à propos de Françoise, la servante de la famille « lorsqu’il considère que la vie qui l’habite c’est un petit peu celle des animaux, c’est limite. » 

Limite de quoi ? Sa remarque qui serait pertinente si elle visait un essai politique ou sociologique, est, s’agissant d’une œuvre littéraire, un roman, complètement inadéquate. Autant dire que le tableau  Les mangeurs de pommes de terre, de Van Gogh, est « limite » à cause de la trogne des personnages.

Voici un autre exemple à propos d’un extrait (lu par Denis Podalydès) de la dernière partie de La recherche du temps perdu, Le temps retrouvé, que fit entendre G. Erner.

« La guerre ayant jeté sur le marché de la conversation des gens du peuple, une quantité de termes dont ils n’avaient fait la connaissance que par les yeux, par la lecture des journaux, et dont, en conséquence, ils ignoraient la prononciation, le maître d’hôtel ajoutait « Je ne peux pas comprendre comment que le monde est assez fou. Vous verrez ça, Françoise, ils préparent une nouvelle attaque d’une plus grande enverjure que toutes les autres. M’étant insurgé, sinon au nom de la pitié pour Françoise et du bon sens stratégique, au moins de la grammaire, et ayant déclaré qu’il fallait prononcer envergure, je n’y gagnai qu’à faire redire à Françoise la terrible phrase, chaque fois que j’entrais à la cuisine, car le maître d’hôtel, presque d’autant que d’effrayer sa camarade, était heureux de montrer à son maître que, bien qu’ancien jardinier de Combray et simple maître d’hôtel, tout de même bon Français selon la règle de Saint-André-des-Champs,  il tenait de la Déclaration des droits de l’Homme le droit de prononcer enverjure en toute indépendance et de ne pas se laisser commander sur un point qui ne faisait pas partie de son service, et où, par conséquent, personne n’avait rien à lui dire, puisqu’il était mon égal. »

Commentaire d’ A. Ernaux : « « C’est évidemment très jouissif d’entendre çà, mais c’est tout de même une position de classe avec cette ironie qu’il espère faire partager avec le lecteur. C’est ça. Et on est là dans ce qui pour moi fait problème, fait question. Cela dit, je vois pas qu’on puisse à cause de ça ne pas lire Proust. (…) Moi aussi, j’ai le droit de contester la position dominante que Proust a à l’intérieur de ce passage qui est, mais je le reconnais, très drôle. »

Le critère « lutte de classe » pour lire et apprécier La Recherche – l’objet concerne la « vraie vie » qu’est la littérature via la reconstruction par la mémoire – n’est pas pertinent.

Ici,  l’humour de Proust n’a pas à voir avec à un se moquer de « dominant » qui ressortit à l’ironie, mais il se manifeste pour l’essentiel par la distorsion entre la banalité de l’événement (une prononciation erronée) et l’importance d’apparence dramatique/tragique (m’étant insurgé… bon sens stratégique) donnée par le narrateur, le tout agrémenté d’un comique de répétition (chaque fois que j’entrais dans la cuisine…) lié à l’humour même du maître d’hôtel. L’autodérision n’est pas loin.

Bref, A. Ernaux perturbe sa jouissance de lectrice par le sentiment de culpabilité qui la conduit à cette réaction d’ambivalence, un malaise dont Nietzsche dirait peut-être… sans doute…  qu’il est symptomatique du ressentiment.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

%d blogueurs aiment cette page :