La pensée de la cause première – l’acte de l’esprit peut-être le plus contraignant – se heurte très vite à deux premières objections visant à nier la pertinence du concept. L’une, transcendante, est la croyance en un être créateur (cf. Genèse), l’autre, immanente, souligne l’enchaînement des causes de l’événement : si le sol est naturellement mouillé c’est parce qu’il a plu, s’il a plu c’est parce qu’il y a un nuage de pluie, s’il y a un nuage de pluie etc., jusqu’à l’infini.
Ensuite, le concept peut être regardé comme un simplisme ou, ce qui revient au même, une complication artificielle de la pensée qui ignorerait le complexe, au sens littéral d’entrelacement de facteurs multiples se combinant pour déclencher un processus – la maladie, par exemple – et qui ne sont pas forcément tous repérables par l’investigation scientifique.
Ainsi, pourquoi les personnes soumises dans des conditions équivalentes à un agent agressif comme l’amiante ne développent-elles pas toutes un cancer ? Autrement dit, l’amiante étant une substance cancérigène, pourquoi ne l’est-elle pas systématiquement ? Même question pour le tabac.
L’énigme apparente renvoie à l’unicité de l’être vivant : tous les individus sont identiques – ce qui rend possible la science médicale – et tous sont différents – ce qui explique le résultat variable des thérapies.
Faire de l’unicité de l’individu la cause première revient donc à reconnaître un inconnaissable : l’équilibre du corps, de l’esprit, et de leurs rapports mutuels est déterminé en partie par une série d’activités chimiques et électriques généralement non contrôlées, en partie par une série d’activités physiques et psychiques conscientes et inconscientes dont les déclencheurs et les enchaînements sont propres à l’individu lui-même : je fume et je suis ou ne suis pas affecté par un cancer du poumon sans qu’il soit possible de savoir exactement pourquoi, d’autant que je peux en être affecté sans jamais avoir fumé.
Si l’on conclut que ces objections invalident l’idée – hors événement – de la cause première, par conséquent sa pensée, reste à identifier ce qui la produit.
On sait qu’une personne dont la vie est mise en cause par la maladie peut être tentée de se demander pourquoi moi ? Et, inversement, celle qui n’a pas été tuée dans un attentat ou un accident de masse, pourquoi pas moi ?
Ce type de questionnement est une manifestation de la pensée qui présuppose une intentionnalité première dans l’existence (donc dotée de sens) du monde et de l’homme. Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au Bon Dieu ? en est une variante populaire.
(à suivre)