Je ne rencontrai plus Jacques que le lundi après-midi, et brièvement, dans le cours de travaux pratiques de thème latin (traduction d’un texte français en latin), un exercice intéressant pour vérifier moins les connaissances grammaticales que la maîtrise de l’esprit de la langue. Il avait obtenu une dérogation pour les cours magistraux, travaillait seul les auteurs inscrits au programme pour l’épreuve orale et faisait chez lui les versions (traduction d’un texte latin en français) pour préparer l’ épreuve écrite en respectant les conditions de temps imposées.
Il faisait les voyages en train, arrivait juste au début du cours et repartait aussitôt après.
Un lundi où le professeur de latin était absent – il n’y avait aucun moyen de prévenir les étudiants qui découvraient l’information en arrivant à la fac – nous eûmes le temps d’aller boire une bière au Café de l’Université de l’autre côté du Rhône.
Et il me raconta.
Il avait fait acheter par la bibliothécaire vingt exemplaires d’Andromaque et réservé une fois par semaine le gros magnétophone à bandes.
– Je n’avais aucune envie de faire de l’explication de texte traditionnelle. Je voulais seulement qu’ils découvrent la musique de Racine, m’expliqua-t-il. Je ne voyais pas pourquoi ils n’y auraient pas droit. Je les ai fait lire en les enregistrant et en leur faisant écouter leur voix. Je faisais la même chose et nous discutions des différences entre eux, et entre eux et moi. Ça les intéressait.
Un matin, un IPR (inspecteur pédagogique régional) débarqua dans sa classe, et sans prévenir, comme il était d’usage à l’époque. Jacques me dit qu’il eut un moment de panique en voyant entrer cet homme en costume trois pièces accompagné du proviseur. Il n’aurait jamais imaginé qu’un auxiliaire comme lui, nommé pour une seule année, puisse être inspecté. Et puis, « inspecté » avait des connotations de procès, de mise en accusation.
L’inspecteur eut l’air surpris en voyant les élèves en cercle, les uns assis sur les tables autour du magnétophone et de leur professeur. Il s’installa dans un coin de la salle et demanda à Jacques de continuer son cours.
L’émotion passée, Jacques reprit son travail et, me dit-il, finit par se sentir animé d’une sorte d’excitation positive liée à la présence de cet homme qui l’observait en prenant des notes.
Et c’est là que tout, ou presque tout, en tout cas l’essentiel, se joua.
– A la fin du cours, avant l’entretien, me confia Jacques, j’étais heureux. Ce n’était pas de la vanité, mais, comme le jour où le proviseur me fit la proposition de prendre cette classe, le sentiment d’une adéquation. Ce que je faisais me convenait. En d’autres termes, essentiellement, j’étais joyeux.
Nous buvions une blonde de Leffe – je précise pour ceux qui ne connaîtraient que Heineken – et tandis qu’il inclinait sa chope, je vis nettement ses yeux briller d’une petite flamme.
Quand je dis que tout se joua : l’inspecteur le reçut dans le bureau du proviseur et après lui avoir dit tout le bien qu’il pensait de son travail, lui proposa pour l’année suivante un poste complet de maître auxiliaire.
– Je n’ai qu’un certificat de licence, objecta Jacques .
– Que passez-vous, cette année ?
– Le latin.
– Je vous fais confiance.
En juin, Jacques obtint son certificat de latin. Il était maintenant titulaire d’une demi-licence et avait désormais le statut de maître-auxiliaire à temps complet (18 heures de cours).
Le dernier épisode la prochaine fois.