En 1970, j’avais vu L’aveu, le film de Costa-Gavras dans lequel Yves Montand interprète le personnage d’Arthur London, ancien vice-ministre des affaires étrangères de Tchécoslovaquie, un des quatorze accusés du procès de Prague en 1952. Tous étaient des responsables du Parti Communiste Tchécoslovaque, et parmi eux, Rudolf Slansky, qui en avait été le secrétaire général. Ils étaient accusés de menées contrerévolutionnaires, de trahison, des accusations fabriquées de toutes pièces qui masquaient des rivalités internes et des problèmes d’ordre géopolitique : tous les accusés étaient juifs et la politique de Staline – sa paranoïa se nourrissait d’antisémitisme – avait changé à l’égard d’Israël auquel la Tchécoslovaquie avait livré des armes.
Le problème essentiel que pose ce type de procès concerne ce qui se « joue » lorsque l’individu s’accuse de crimes imaginaires et revendique pour lui-même la peine de mort, ce qui fut le cas pour Slansky.
Au théâtre où les codes sont connus des acteurs et du public, l’individu/acteur devient un personnage imaginaire le temps de la représentation, alors que sur la scène du tribunal politique où ils ne le sont que du seul appareil politique/metteur en scène et, plus ou moins, de l’accusé, c’est le personnage imaginaire (le traitre) qui devient l’individu/acteur.
Cette subversion/perversion a pour but de « révéler » que le réel de l’engagement révolutionnaire de l’accusé n’était en « réalité » qu’un jeu théâtral : l’aveu public censé renvoyer à un « réel objectif » – « je » est censé dire le vrai en particulier s’il s’accuse publiquement en sachant qu’il va être pendu alors qu’il n’aurait rien à perdre en dénonçant une manipulation – prouve donc la culpabilité, et l’auto-condamnation à mort en est la confirmation, validée de surcroît par la nuance du tribunal qui évite la critique du « joué d’avance » en ne condamnant pas à mort tous les accusés (onze sur les quatorze seront pendus).
Si la scène d’aveu public n’est pas le réel, on est alors dans le délire ou chez Kafka, l’un et l’autre contradictoires avec le critère objectif de l’analyse matérialiste marxiste constitutive du Parti qui ne s’intéresse qu’au réel.
Ce jeu avec le réel s’inscrit dans la problématique du sacrifice. A l’origine, est sacré ce qui est intouchable, qui souille ou est souillé par le contact. Rendre sacré, faire un sacrifice consiste donc à exclure de la sphère humaine proprement dite un objet ou une personne.
En l’occurrence, il importe que celui qui va être condamné à être pendu soit pour ainsi dire déjà mort, non seulement pour les autres – voir les invectives animales du procureur stalinien Vychinski : « rat visqueux », « chien enragé », « vipère lubrique » etc. – mais à ses propres yeux – ce que signifient l’aveu public et l’auto-condamnation.
Dans la sphère religieuse où la vraie vie est celle de l’au-delà et concerne l’âme, on peut comprendre le « jeu » du sacrifice du corps de l‘accusé (le diable joue le rôle de l’animal) pour le salut de son âme.
Mais ici ?
Est-ce qu’en s’accusant de crimes qu’ils n’avaient pas commis et en réclamant la mort, les responsables communistes s’étaient persuadés – au-delà de la torture physique et psychologique secrète précédant l’aveu public – d’accomplir un sacrifice expiatoire du « péché » de contrerévolution analogue au péché originel ? Au moment où ils avouaient publiquement leur culpabilité, au moment où on leur passait la corde au cou, en étaient-ils parvenus au point de se dire qu’ils étaient vraiment, forcément coupables ? Comme étaient coupables ceux contre lesquels ils avaient joué le même « jeu » quand ils détenaient le pouvoir ?
Je laisse en suspens la question que je reformule ainsi : pourquoi Abraham n’envoie-t-il pas promener Dieu quand il lui demande de lui sacrifier son fils Isaac ?
Le film se terminait à Prague en août 1968, lors de l’invasion du pays par les chars soviétiques. Des Praguois écrivaient sur un mur « Réveille-toi, Lénine, ils sont devenus fous ! » Il était tentant d’applaudir cette « explication », mais je savais qu’elle était fausse : la folie n’avait rien à voir dans ces crimes. Les tortionnaires de 1952, les envahisseurs de 1968 ne souffraient d’aucune aliénation mentale.
Le bancal, c’était la définition du commun incluse dans communisme, plus précisément le besoin du suffixe -isme qui conduisait à enfermer le commun humain dans une sphère, partielle et relative, interdite à ceux qui étaient hostiles à la théorie qui la constituait.
(à suivre)