COMMUN (6)

Là aussi, il y avait un hic : est-ce que la lutte des classes était vraiment le moteur de l’histoire humaine ? Est-ce qu’elle était repérable dans l’histoire d’Athènes et de Rome ? Et dans celle des Egyptiens, des Perses, des Macédoniens dont les puissances s’étaient effondrées, elles aussi. Et pour le passage du Moyen-Âge à la Renaissance jusqu’à l’établissement de la monarchie absolue ? Pour la suite, oui, il était possible d’expliquer la fin de l’ancien régime par la contradiction entre les intérêts de l’aristocratie terrienne et ceux de la bourgeoisie du commerce et des affaires, mais après ? 

L’état de la Russie de 1917 ne correspondait pas à celui qui devait théoriquement rendre possible la révolution communiste, et c’est pourtant dans ce pays sans bourgeoisie ni prolétariat vraiment constitués qu’elle s’était produite.

Ce qui n’avait pas fonctionné en URSS et dans les démocraties populaires et qui avait provoqué leur implosion, venait-il de cette anomalie ? S’il s’agissait bien d’une anomalie, autrement dit si la théorie était juste, bref, si Marx n’avait pas lui aussi, construit un cadre théorique dans lequel il avait fait entrer de force le réel passé en le réinterprétant pour annoncer un réel futur qui, même de son vivant, ne correspondit pas à ses prévisions : le prolétariat ne s’était pas mobilisé pour empêcher la guerre de 1870. Et puis, pourquoi la Révolution ne s’était-elle pas produite, comme il le pensait, en Angleterre, en France ou en Allemagne qui réunissaient en principe toutes les conditions ?

Tout au long de mes années militantes, je retrouvais en permanence mon invariant personnel évoqué au début ; le crayon à la main, je lisais les textes théoriques et j’écoutais les analyses politiques avec une grande attention, mais aussi avec la même intuition qu’il y avait, comme dans le discours religieux, un quelque chose de bancal. J’en voyais un signe dans la longueur démesurée des rapports liminaires interminables des congrès, des conférences fédérales etc. D’où venait ce besoin de vouloir faire le tour complet des problèmes ? De signifier que l’outil explicatif fonctionnait parfaitement pour tout ? Que le débat contradictoire était dépassé ? Que tout était et devait être contenu dans le seul discours désormais pertinent, celui du Parti de la Révolution ?

Tout, jusqu’à l’art et son expression.  

Assurer à l’art une mission, surtout politique, me paraissait à la fois comme un non-sens et un contresens de la démarche révolutionnaire, en limiter l’expression, quelles qu’en soient les « bonnes raisons », une aberration du même ordre. Quand j’apprenais qu’une exposition avait été interdite en URSS ou dans une démocratie populaire, qu’un livre ou un film était censuré, qu’un artiste était arrêté pour ce qu’il avait produit, ma première réaction était l’envie de hurler, puis, le calme revenu, je me demandais quelle faiblesse intrinsèque de la théorie conduisait à considérer qu’une œuvre, même la plus antirévolutionnaire imaginable – pour autant qu’une telle œuvre existe –  puisse constituer un obstacle à ce point insurmontable qu’il faille l’interdire ou la supprimer. J’aurais aimé que la cause ne se trouve pas dans la théorie, qu’elle soit une stupidité ou une bêtise parce que l’une et l’autre sont susceptibles d’être corrigées… mais je savais que ce n’était ni l’une ni l’autre ; c’était une expression du bancal dont j’avais eu l’intuition.

Malgré tout, et en dépit de cette intuition, elle pouvait n’être qu’un élément de la dialectique constitutive du processus de construction du communisme en butte à des hostilités puissantes.

Certains justifiaient la censure en disant que l’art dont les sujets traités n’étaient pas ceux de la cause révolutionnaire était « bourgeois », le qualificatif dépréciatif ultime qui renvoyait à un esprit racorni, replié sur lui-même. Et pourtant, les créateurs dont les productions avaient résisté au temps, ceux qui étaient devenus des références, avaient souvent été critiqués sinon rejetés par la bourgeoisie de leur époque. Au 19ème siècle, par exemple, Flaubert ou Baudelaire, qui n’étaient certes pas des révolutionnaires politiques ! ou encore les Impressionnistes. Cette imputation s’expliquait-elle par l’irréductible individualité de l’artiste qui était assimilée au comportement de la bourgeoisie ? Est-ce que l’artiste ne pouvait pas être intégré au commun de la construction communiste parce qu’elle exigeait de grands sujets sociaux, patriotiques, traités en grands formats ? Des constructions massives pour les masses ?

Si mon intuition me disait que si la censure était bien une expression du bancal, encore fallait-il en identifier l’objet.

D’une part, les masses laborieuses et populaires, comme disait le parti révolutionnaire – c’est peu dire que je n’aimais pas cette expression qui diluait les individus dans un ensemble à la fois monstrueux et menaçant –, d’autre part, l’individu-artiste dont la problématique de création n’avait rien à voir avec celle que construisait le parti avec elles, donc à l’opposé de ce qu’on appelait l’art officiel chargé d’une mission prétendument éducative.

La question qui se présenta alors concernait le Tout qu’était censée englober l’exhaustivité du discours communiste et dont la logorrhée était un signe marquant. En d’autres termes, le latin totus signifiant tout sans exception, quel était le Rien, forcément individuel, en opposition duquel se constituait ce Tout et que le discours totalitaire voulait ignorer ou écarter ?

Le discours religieux était, lui aussi, totalitaire : quels que soient le nombre et l’importance des questions, aucune réponse ne lui échappait parce que Dieu, comme le deus ex machina descendant sur la scène du théâtre antique pour tout régler, était la formule magique qui englobait le Tout, excluant ainsi le Rien contenu dans l’athéisme. La question première, majeure, essentielle, angoissante, était évidemment celle de la mort à laquelle Jésus était censé apporter la réponse par une résurrection qui constituait la clef de voûte de la foi chrétienne. S’il n’est pas ressuscité, la foi est vaine disait Paul, une des références majeures du christianisme. Si le Tout était déterminé par cette question essentielle, que devenait-il quand la croyance en la résurrection s’étiolait et que se vidaient les églises ?

Pourquoi le communisme, par définition athée, avait-il besoin d’être totalitaire et quel était ce Rien antagoniste qui « justifiait » l’exclusion de l’artiste « bourgeois » ?

Quand sur ce point précis, j’essayais de définir quelle aurait dû être une politique cohérente avec l’objectif d’émancipation révolutionnaire, je répondais spontanément : non seulement laisser libre l’expression de l’individu mais encore la favoriser.

Seulement, cette idée rencontrait un obstacle : le commun étant défini par un rapport d’égalité d’accès à la possession de l’objet, comment l’articuler, d’abord avec l’expression du sujet dans le discours d’art qui pouvait proposer une autre représentation du commun, ensuite avec le système collectif de production ?

Autrement dit, est-ce que ce qui concerne l’individu/sujet pouvait être considéré comme objet de production ? Comment l’artiste allait-il être accepté par les travailleurs/producteurs puisque ce qu’il produisait se situait en-dehors de la problématique communiste du commun, donc en dehors du rapport à l’objet de consommation ? Proust aurait-il une place dans la société communiste ? On pourrait toujours me rétorquer que la question est inadéquate puisque la A la recherche du temps perdu est le produit de la société capitaliste, mais je savais l’argument faux. Même si le cadre de la Recherche était bien celui de la société capitaliste de la fin du 19ème siècle, est-ce que cela suffisait à définir l’œuvre ? Est-ce que la problématique de ce roman, son écriture même, étaient essentiellement déterminées par ce moment historique et par le capitalisme ? Autrement dit, la création artistique n’était-elle pas l’expression d’un invariant humain ? Si le rapport à l’œuvre d’art était essentiellement d’ordre historique ou sociologique, comment expliquer l’intérêt toujours vivace porté à Platon, Virgile, Rabelais, Botticelli, Léonard de Vinci, Tintoret, Le Caravage, Bach, Haendel, Mozart… ?

A nouveau, donc, cette question : pourquoi la censure ? Ou, ce qui semblait plus pertinent, de quoi avaient-ils peur ? Ceux qui croyaient au paradis et ceux qui promettaient des lendemains qui chantent.

(à suivre)

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