Au renversement du rapport entre Dieu et l’homme, succéda donc le renversement du rapport entre l’innéité et les différences sociales : de la même façon que ce n’était pas Dieu qui créait l’homme, mais l’homme qui créait Dieu à la mesure de ses névroses et de ses peurs, ce n’était pas l’innéité qui créait les différences sociales, mais les différences sociales qui conduisaient à imaginer l’argument de l’innéité pour en justifier l’existence en même temps que le statu quo.
Dans les deux cas, le rejet des deux persuasions était venu de ce besoin de rechercher un réel déconnecté des deux constructions a priori, religieuse puis idéologique, autrement dit de savoir ce qu’est le réel objectif.
Mais d’où venait ce besoin qui, depuis le début, m’avait conduit à ne pas me résigner aux thèses fatalistes du mal et du malheur auxquelles l’enfant puis l’adolescent puis le jeune adulte avaient quand même cru au point de vouloir en convaincre ceux qui ne croyaient pas ?
Autrement dit, pourquoi avais-je accepté et en même temps refusé de marcher sur la tête ?
Le souvenir des débats de spiritualité auxquels j’avais participé était lui aussi chargé de contradictions ; si les discussions avaient pu m’apparaître bancales puisque la réponse ultime (Dieu) était connue d’avance, elles avaient été aussi sources du plaisir que peut créer une belle articulation de la pensée pour elle-même. Platon, par exemple. Je ne partageais pas sa philosophie du monde réel, une entité purement intellectuelle, mais ses dialogues produisaient un plaisir du même ordre, accentué encore par la figure de Socrate.
Hegel aussi, dont lecture était beaucoup plus compliquée. La problématique qu’il proposait était du même ordre : que pouvons-nous savoir du réel en-dehors de notre esprit ? Ce qui était très séduisant, c’était sa manière de penser. Par exemple, comment savoir ce que « ici » est. Dire que « ici » est cet arbre que je vois, là, devant moi, puis constater qu’il est maintenant cette maison quand je me retourne, est à coup sûr une source d’angoisse puisque je ne sais plus à quoi me raccrocher pour savoir ce que « ici » est réellement. Je vois bien ce qu’il peut être pour moi, oui, mais en-dehors de moi, en soi ?
Le mode de raisonnement qui conduit à montrer l’insuffisance des deux réponses par l’arbre puis la maison obligeait à une opération intellectuelle dite dialectique ; elle passait par une première négation suivie de la négation de cette négation : la première négation (= ici n’est pas l’arbre et la maison) était la remise en cause du prétendu savoir d’évidence ; la seconde qui en découlait (= ce que « ici » est , ou quoi que ce soit d’autre, ne peut pas être défini par une négation) ouvrait la porte d’une recherche abyssale pour la résolution de cette contradiction.
Bon, mais que devient le problème si je me dis qu’au fond, je n’ai pas vraiment besoin de savoir ce que « ici » est en soi ? Pour autant qu’il soit, et que je puisse le savoir. Ne me suffit-il pas de trouver puis reconnaître les seuls « ici » concrets, matériels, dont j’ai besoin, comme l’arbre et la maison de l’exemple ?
Une fois encore, je sentais qu’il y avait du bancal, mais cette fois, c’était plutôt dans ma critique calée sur le côté utilitaire de la vie pratique et dont la limite m’apparaîtrait plus tard.
En opérant le rétablissement qui me mettait sur mes pieds, mes yeux cessèrent de fixer le ciel et ses épigones idéologiques pour découvrir, dans une sorte de sidération jubilatoire, vertigineuse et inquiétante, l’homme nu, les deux pieds posés sur la terre et tournant avec elle dans l’infini d’un univers éternel.
Cette révolution copernicienne n’était pas seulement théorique, elle conduisait à changer l’engagement métaphysique précédent en un engagement politique que je n’avais pas imaginé possible tant il était étranger aux deux discours de persuasion. Cette révolution posait alors la question nouvelle du besoin de convaincre inhérent à l’engagement. D’où venait cet esprit dit « militant » ?
En cessant d’être métaphysique, le commun humain devenait une contingence sociale, autrement dit un réel modifiable ; le mal et le malheur qui en étaient la matérialisation perdaient leur caractère fatal absolu pour devenir des injustices, et pour celui qui avait intuitivement toujours refusé de se résigner au double diktat religieux puis idéologique même quand il les défendait, les injustices devaient être combattues, les yeux grands ouverts.
Le monde perdit alors les teintes pastels des manteaux soyeux des personnages de la crèche de Noël pour se colorer du noir anthracite des mines de charbon et du gris de fer des ateliers auxquels le rouge de la révolution prolétarienne venait apporter un chant international libératoire.
Ce moment de bascule me fit ainsi passer d’une conviction extrême à une conviction contraire tout aussi extrême, comme le balancier lâché à partir d’une hauteur donnée va chercher une hauteur opposée analogue pour se lancer dans un processus d’oscillation qui déclenche un branle-bas de combat général et cacophonique contre les réponses anciennes aux questions posées par l’existence du monde, des autres et de soi.
A la croyance métaphysique et à l’idéologie succéda le matérialisme qui n’eut alors plus rien à voir avec l’attirance pour les objets, surtout quand ils sont de consommation, comme s’employaient et s’emploient toujours à le faire croire ceux qui n’aiment ni Epicure, ni Lucrèce, ni Diderot et encore moins Marx. Le matérialisme cessait d’être une préoccupation de bas-étage pour devenir une philosophie, une conception du monde appuyée sur la science.
Commun s’était adjoint le suffixe –isme pour s’échapper des schémas anciens et lancer ses militants dans la bataille de la libération de l’homme par la modification des rapports sociaux et des critères de possession d’argent et des biens.
Ce problème avait été réglé par la religion avec le même discours contradictoire et incompréhensible.
D’une part, disaient le vicaire et le prêcheur, il faut mépriser l’argent parce que l’essentiel est le salut de l’âme : Jésus qui avait chassé les marchands du temple à coups de fouet avait très bien expliqué qu’un riche ne pouvait pas plus entrer dans le Royaume des Cieux qu’un chameau passer par le chas d’une aiguille. Cette image me parlait parce qu’elle me renvoyait celles de ma grand-mère et de ma mère remontant leurs lunettes sur leur front, plissant leurs yeux et mouillant le fil de leurs travaux d’aiguille pour le faire passer dans ce trou dont je me demandais pourquoi il avait été conçu si étroit. Seulement, le côté surréaliste du rapprochement du petit trou et du gros animal à bosse ne contribuait-il pas à diluer le problème et à rendre acceptable le grand écart entre les principes et la pratique ?
D’autre part, en effet, l’Eglise accumulait les biens matériels, l’or et les richesses qu’elle entreposait dans ses banques, et ses soutiens majeurs étaient les hommes les plus puissants et les plus fortunés.
A ne rien y comprendre pour un esprit soucieux de la cohérence entre les discours et les actes qui finit par réaliser que la cohérence religieuse résidait dans l’efficacité du leurre agité par les prêcheurs devant les yeux apeurés des plus candides ou du discours censé rendre crédible le prétendu non-sens d’une vie misérable quand elle est sans Dieu. Ce qui, finalement, revenait au même.
Marx, lui, avait remis la dialectique hégélienne sur ses pieds pour annoncer la bonne nouvelle du communisme et il expliquait que le moteur de l’histoire humaine était la lutte des classes, une contradiction structurelle dont la résolution procéderait de l’affrontement ultime entre la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat ; ce serait une société humaine débarrassée de l’exploitation du travail, une société sans classes sociales où les hommes vivraient dans des relations d’égalité et qui serait le vrai commencement de l’histoire humaine : après avoir brisé les chaines des rapports de production aliénants et les idéologies qui les sous-tendaient, les hommes seraient désormais des êtres libres.
(à suivre)