Marcel Gauchet est philosophe et historien. Il était l’invité des Matins de France Culture du mercredi 11 mai 2022.
Emaillant son discours, ses rires répétés confèrent à ses affirmations un caractère d’évidence et visent à discréditer ceux qui les contesteraient. C’est un des modes de fonctionnement de l’ironie.
La première question que lui posa le journaliste Guillaume Erner concerna une émission de radio à laquelle il avait participé entre les deux tours de l’élection présidentielle et dont le journal Libération rendit compte sous le titre « Marine Le Pen banalisée par l’intellectuel Marcel Gauchet »
Voici sa réponse que je commente au fur et à mesure :
« Absurde. Mon propos était d’analyse. »
Opposer « banaliser » et « analyse » sur le mode ironique (« absurde ») est un des procédés de confusion utilisés par M. Gauchet : une analyse peut très bien conduire à dire qu’une chose ou une idée est banale.
« Et la question est de savoir s’il est encore possible dans ce pays de faire une analyse politique et historique qui ne comporte pas de jugement moral. »
Autre exemple de confusion : en quoi l’accusation de banaliser serait-elle d’ordre moral ? Problème évacué par la formule « encore possible dans ce pays » qui, elle, est bien d’ordre moral : sous-entendu, le discours dominant dont je suis victime est dicté par des jugements et des a priori.
« D’ailleurs, au passage, faut-il absolument qualifier Marine Le Pen d’extrême-droite, en se demandant ce que ça veut dire, pour la combattre sur la validité de son programme et les options politiques qu’elle défend, bien sûr que non. »
Deux remarques : 1° « en se demandant ce que ça veut dire » implique que le concept d’extrême-droite ne désigne pas un objet identifié, ce qui, dans la bouche d’un philosophe/historien/intellectuel pose quand même un problème. 2° le « bien sûr que non » renvoie au principe d’évidence accompagné du petit rire que j’évoquais au début et fait écho au « faut-il absolument » qui renvoie quant à lui à un entêtement borné. Plus intéressant est l’affirmation selon laquelle la « validité » du programme et les « options politiques » n’auraient pas de rapport avec l’idéologie qui les sous-tend. Autant dire que toutes les expressions programmatiques d’où qu’elle viennent émanent en réalité d’une seule et même entité politique nationale et qu’elles ne se différencient que par la viabilité des propositions.
« Ce dont il s’agissait [il fait référence à l’émission radiophonique], j’ai essayé d’expliquer que, effectivement, d’un point de vue de typologie des forces politiques actuelles, Maine Le Pen se range à l’extrême-droite, comme Jean-Luc Mélenchon se range à l’extrême-gauche, mais que cette extrême-droite là, aujourd’hui, n’a rien à voir avec ce qu’a été l’extrême-droite historique, c’était ça mon propos (…) »
On est là au cœur de la confusion : l’extrême-droite (dont on ne sait dire ce qu’elle est) n’est pas construite sur un invariant et sa définition se réduit aux formes d’expression qu’elle peut prendre. Bref, il n’y a aucun rapport idéologique entre ce qui sous-tend le nationalisme des années trente et celui d’aujourd’hui. Le parallèle entre MLP et JLM vise à évacuer le problème en attirant l’attention non seulement sur ce qu’est l’extrême-gauche et son rapport avec JLM, mais aussi à jouer avec les concepts de parallélisme, d’équilibre, autrement dit, un jeu intellectuel de détournement.
« On est dans un climat de régression démocratique, c’est-à-dire que c’est le jugement moral qui doit primer sur l’analyse politique… Je ne suis qu’un intellectuel égaré dans le champ politique. »
Reprise du concept de « jugement moral » qui n’est jamais explicité. Quant à la dernière phrase, elle ne peut pas ne pas faire penser à la manière dont se défend Tartuffe quand il est accusé de vouloir séduire l’épouse de son hôte : élargir l’accusation à une nature pour ne pas avoir à répondre d’un fait. Se réduisant à « intellectuel égaré » comme Tartuffe se réduit au péché, permet à M. Gauchet de retrouver une fois encore le « jugement moral » dont il estime être victime à cause de son refus de la « régression démocratique ». Il me semble bien que M. Le Pen dit la même chose quand elle refuse d’être classée à l’extrême-droite.
La suite de l’interview porte sur le passé, donc, implicitement sur l’invariant dont M. Gauchet ignore la possibilité.
« Pourquoi faut-il aller chercher le passé et les modèles totalitaire ou autoritaires qu’on a connus dans une période pas aussi éloignée pour comprendre la situation actuelle dans laquelle nous vivons (petit rire) ? »
« Chercher dans le passé » est une caricature ironique de l’analyse dont il se réclame pourtant et rejoint le refus d’examiner quelle est la matrice de l’extrême-droite.
Et quand G. Erner abonde dans son sens par une réflexion dont le moins que je puisse dire est qu’elle n’est pas très claire : « a priori il n’y a évidemment pas de raison de situer sur l’échelle de la droite ou de l’extrême-droite MLP par rapport au début du gaullisme d’une part lointain et comme vous le savez très éloigne des origines du RN qui était contre le gaullisme » ( ?) , il répond, avec cette fois un rire sans retenu « Mais Franco et Salazar sont encore beaucoup plus loin ! » Il n’y a donc aucun rapport de parenté idéologique dans l’histoire des différentes manifestations de l’extrême-droite.
Avant d’ajouter : « Que le souvenir du passé intervienne dans les choix présents, c’est une banalité de le dire , mais dans le travail de l’analyse politique on est dans une autre démarche.»
On atteint ici le sommet de ce que je ne peux appeler autrement que de la « mauvaise foi » : en quoi le passé ne serait-il qu’objet de « souvenir » (banalité lui aura sans doute échappé) et sans rapport avec le « travail d’analyse politique » ? C’est quoi, au juste, « l’autre démarche » ?
Enfin « Est-ce que l’analyse politique a encore une place dans la campagne que nous venons de connaître, c’est ça la question. »
Je ne sais pas ce que veut dire cette phrase, sinon que l’analyse politique, selon M. Gauchet, évacue la question essentielle de ce qu’exprime de nous, l’extrême-droite.