Rencontre cévenole en mode absurde… encore que (9) 

              Chapitre 3 : le messager

J’ai mal dormi avec des rêves toujours aussi étranges et pénétrants. Cette fois, c’était des objets qui voltigeaient dans l’air et qui ressemblaient quand même (c’est de plus en plus compulsif, il va falloir que je me décide à consulter un addictologue !) à ces avions en papier plié de forme triangulaire que les petits enfants facétieux s’envoient dès que le maître a tourné le dos pour effacer le tableau à grands coups d’éponge humide avant d’écrire à la craie en attaché et avec les pleins et les déliés « Leçon de grammaire » ou « Leçon de choses », ça dépend.

J’en ai parlé à FRA tandis que nous tartinions de conserve (nous aussi, nous faisons beaucoup de conserve) et de beurre le pain d’épeautre que j’avais pris la précaution de sortir la veille au soir du congélateur – nous sommes dimanche et je rappelle que le boulanger ne cuit pas d’épeautre ce jour-là.

– Peut-être voudrais-tu envoyer quelque chose à quelqu’un ? suggère-t-elle en détachant de la motte du bout arrondi du couteau beurrier de Laguiole une fine pellicule de beurre doux, et, la précision a son importance, alors qu’elle ignore la teneur postale, si j’ose dire, de mon échange téléphonique avec GE et MA – elle était à sa séance quotidienne de Takatapé, un art martial où l’on s’entraîne à casser les briques d’un coup de main –  dont je ne lui ai révélé que la crise émotionnelle et sanglotante.

Je finis mon petit-déjeuner en laissant mijoter dans mon tréfonds cette question-suggestion, persuadé qu’il en sortira quelque chose.

Et le fait est qu’une heure plus tard, j’empoigne à nouveau le combiné que je lève pour taper sur les touches.

GE me répond avec son téléphone satellitaire vert caca d’oie – j’ai oublié de préciser qu’il a préféré cette nuance au vert caca de canard qui tire un peu trop sur le jaune et qui dissimule moins sous le vert des frondaisons.

– M’entends-tu ? Où es-tu ? Que fais-tu ?

– Rien que de très ordinaire. Je coupe au coupe-coupe incurvé les repousses des micocouliers qui ont la fâcheuse tendance à envahir la piste. Ceux-là, si je les laissais faire !

– Voici la solution que j’ai trouvée pour résoudre le problème de l’envoi de la missive à LJJ dont nous ignorons l’adresse et que nous répugnons à tenter de joindre au Complexe Belge du Cinéma à cause des incertitudes du dépouillement dans une entreprise pleine de secrétaires. Dans ta forêt profonde, as-tu de quoi écrire ?

– J’ai toujours sur moi un cahier d’écolier de deux cents pages à petits carreaux et un petit crayon que je taille avec mon coupe-coupe incurvé avant de mouiller le bout de la mine avec ma langue. C’est le savoir-faire belge.

– Chez nous, on n’utilise pas l’expression pouvoir-faire.

– J’ai dit savoir-faire !

– Oui, mais le savoir belge, c’est aussi le pouvoir. Il y a comme une ambiguïté.

– Pour vous, oui. Nous autres Belges avons une grande plasticité intellectuelle. Sans parler de notre dextérité au coupe-coupe incurvé : c’est pour te dire que  mon crayon est taillé et que… [j’entends un léger bruit de succion]… voilà, je viens de mouiller le bout de la mine.

– Alors je me lance, continué-je tout en me disant in petto que je me lançais beaucoup ces derniers temps. Or donc, voici : nous sommes d’accord pour ne pas envoyer la missive par la poste à l’adresse de LJJ puisque nous ne la connaissons pas. Et puis, si nous le faisions quand m…

Je ne parviens pas à étouffer tout à fait un méchant juron.

– Tu as un souci, JE ?

– Rien de grave, enfin je suppose : je n’arrête pas de dire quand même ou tout de même, je ne sais pas si tu as remarqué ?

– Bien sûr. On en parlait encore hier matin avec MA. Je pense que tu crains de ne pas être aimé. Ou alors de ne pas aimer assez. Je te dis ça pour t’aider.

– C’est pas idiot… Où tu as trouvé ça ?

– Oh, dans le soixante-dix-huitième séminaire de Lacan. Je viens de le terminer.

– Faudra que j’essaie. Bon. Je disais que le facteur dont nous avons la preuve indubitable qu’il ignore l’adresse puisqu’elle n’est pas dans le Bottin, ne pourrait pas distribuer la lettre.

– Une seconde… Voilà… Je remouille la mine… Voilà, c’est noté… Ah, merde !

– Elle s’est cassée ?

– Non, c’est pas ça… C’est juste qu’une branche de micocoulier s’est faufilée pendant que je notais. Attends voir que je te lui donne un coup de coupe-coupe incurvé…

J’entends nettement le bruit que fait l’instrument tranchant quand il fend l’air avant de fendre la branche. 

– Je continue ?

– Oui. Je note de la main droite en tenant le coupe-coupe incurvé de la main gauche, en coinçant le téléphone satellitaire entre mon épaule et mon oreille droite et en surveillant tout ce qui bouge autour de moi à 380°. Toujours le savoir-faire belge. Je t’écoute, JE.

– Compte-tenu de ces conditions extrêmes, tu ne t’étonneras pas que je parle d’un débit lent.

– Non, d’autant que le débit lent, ici, nous connaissons ! Ah, ah, ah !

GE pouffe, comme avait pouffé MA, en évoquant le débit lent de l’eau de la source, parfois chichiteuse, qui alimente les lavabos, éviers, douches et baignoires des cases en dur de la propriété.

– Donc, reprends-je, nous éliminons l’envoi postal. M ais, sachant, d’une part, que le pneumatique n’existe plus, non plus que, d’autre part, le sémaphore et que, dans une troisième part, le tam-tam ou les signaux de fumée n’autorisent pas les nuances de la missive, que nous reste-t-il ?

Je laisse passer quelques longues secondes pour donner plus de piment à la réponse qui va jaillir comme la source d’eau pure au milieu du désert quand on croit que tout est perdu.

– Il nous reste le pigeon !

J’entends un cri à l’autre bout du fil.

– Une autre branche de micocoulier, GE ?

– Non, je surveille. Là, c’est seulement la mine qui a cassé. J’ai trop appuyé.

– L’émotion ?

Je perçois comme un reniflement.

– Oui. Le pigeon voyageur me renvoie à la guerre de 14-18. Des poilus Van AA combattirent dans des tranchées belges… Je pense que ton idée les ravirait, s’ils t’entendaient.

– Peut-être qu’ils entendent… Qui sait ? On ne sait jamais savoir, même si on sait. J’espère être clair. Enfin bon. Maintenant il nous faut un pigeon. En as-tu dans ta propriété ?

– Hélas, non !

– Ah… Bigre…

– Attends… Je connais quelqu’une qui… dont le beau-frère connaît la cousine de l’oncle de la belle-sœur d’une nièce lointaine… ou plutôt d’un neveu.

– On ne dispose de pas beaucoup de temps !

– Lointaine dans le degré de parenté, du côté de chez MA. Pour ce qui est de la distance matérielle, elle habite juste de l’autre côté de la montagne, dans une hutte. Attention ! une hutte maçonnée avec l’eau sur l’évier et tout et tout ! On y descend en rappel.

– L’accès n’est donc pas sans danger…

– Oh, non, elle change les cordes tous les trois ans. Il suffit de se laisser glisser. C’est la remontée qui est un peu plus longue, mais elle a mis une corde à nœuds. Il semble me rappeler qu’il y a un pigeonnier. Je te mets en stand-by et je l’appelle pour être sûr. Tu veux un peu de musique d’ambiance pour attendre ?

– Qu’est-ce que tu as ?

– Actuellement, l’air pour biniou et guimbarde composé pour les noces de Louis XII et d’Anne de Bretagne.

– J’aime bien la musique royale, surtout avec du biniou.

– J’envoie. Je te reprends tout de suite après.

En écoutant cette musique quand même très différente de l’air de Lohengrin qu’on joue habituellement dans les mariages anglo-saxons quand la future mariée entre au bras de son père tandis que le futur marié la regarde approcher avec un œil gourmand, je me laisse aller à imaginer les figures d’une danse actualisée aujourd’hui dans ce qu’on appelle le hip-hop syncopé, et la guimbarde m’évoque un film de… de… Ah ! la mémoire ! Et le titre du film… c’est… c’est…

La musique s’arrête tout soudain.

– JE ?

– Oui.

– Elle a des pigeons. Elle veut bien nous en prêter un, mais il faut un pigeonnier !

– Et tu n’en as pas…

– Eh oui… à moins que ce ne soit eh non ! Je ne sais jamais bien ce qu’il faut dire dans ce cas-là.

– Tout dépend à quoi on répond exactement…Mais trêve de dispute langagière… J’ai une idée. Vous faites quoi ce soir ?

– Rien que de très habituel. Je coupe mes micocouliers et MA balaie ses toits. Pourquoi ?

– Je monte avec FRA et on se construit un pigeonnier pendant la nuit. C’est la pleine lune, on n’aura pas besoin de torches. Il te reste quelques briques, il me semble ?

– Deux tonnes, soixante-douze kilos et trente-cinq grammes.

– C’est précis, dis donc !

– Le week-end dernier, on ne savait pas trop bien quoi faire pour se donner un peu d’exercice. L’ordi, c’est bien, mais ça ne fait bouger que les doigts et juste un peu les avant-bras. Comme le sécateur et le balai. Alors, MA et moi, on s’est dit qu’on pourrait peser les tuiles et les ranger bien comme il faut. On voulait le faire depuis longtemps, elles étaient en vrac, ça faisait désordre. On a donc sorti la balance à pâtisserie et on l’a fait. Ça été un peu long, parce qu’elle ne supporte pas plus que neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf grammes virgule quatre-vingt-dix-neuf, oui, elle ne va pas jusqu’au kilo, un problème de ressort fatigué, tu penses depuis le temps ! Il fallait donc enlever un millième de gramme à chaque fois, mais j’avais mon crayon finement taillé au coupe-coupe incurvé, ma calculette électronique à calcul intégral, et on s’était bien installés : moi, j’avais trente-six litres de menthe et de Perrier, MA cinquante dosettes de déca, un bidon d’eau chaude, trois kilos de sucre en morceaux et du lait en poudre pour allonger le tout.  Tu vois qu’on a fait ça pépères, dans le confort, à l’aise. On s’y est mis à quatre heures le matin et à minuit moins trois pétantes, c’était fini.

– Alors, si ça vous convient, je monte avec FRA et on se construit le pigeonnier vite fait bien fait. Pas besoin d’outillage, FRA pratique le Takatapé et elle te taille les briques d’un coup de paume, il faut voir comme ! On apporte des moules et du vin blanc de Moselle.

– MA saura faire une bachole de frites et une autre de mortier et on saura manger avec les doigts.

– Parfait. Le temps que j’enregistre tout ça sur l’ordi, que je le sauvegarde sur mes treize disquettes et mes huit disques durs, que je te l’envoie, que FRA prépare son kimono, qu’elle gratte les moules, et on arrive aussi sec. A propos de sec, pour le mortier, vous avez suffisamment d’eau ?

– Oui, ça va ! La source coule gros comme mon pouce.

La Source, le film d’Ingmar Bergman ! m’exclamé-je.

– Tu dis ?

– Je cherchais le titre d’un film où un personnage joue de la guimbarde. C’est à cause de ta musique.

– La guimbarde, c’est un peu sommaire, mais je crains pas. Et puis, le biniou, ah ça !

– J’aime bien aussi. Et la cornemuse, je te dis pas !

(à suivre)

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