[A ceux (je n’aime pas celles z’et ceux) qui trouveraient cet épisode un peu long, je dirai qu’il faut ce qu’il faut. Et inversement.]
Sur le chemin du retour du marché, je [c’est moi, JE, qui tape sur le clavier] sens que je suis fortement préoccupé et je me dis que je dois manifester cette préoccupation d’une manière ou d’une autre, sans qu’il soit possible de préciser laquelle, puisque FRA me dit :
– Tu m’as l’air préoccupé… – ce qui confirme ce que je me disais juste avant – Ne devrais-tu pas te détendre un peu ?
Je pense, tout en marchant allègrement, les bras à la limite de la rupture ligamentaire, distendus qu’ils sont [je n’aime pas du tout cette construction, mais bon] par les deux cabas emplis de nos achats – une courge de douze livres, trois kilos de pommes reinettes, quatre pains de ménage de cinq cents grammes chacun, une grosse motte de beurre doux enveloppée d’une feuille de vigne, six livres de carottes, douze navets, quatorze têtes de fenouil, cinq choux-fleurs, et, la goutte qui pourrait faire déborder le vase, un sachet de vingt grammes de levure de boulanger pour mettre dans la préparation d’une tourte aux pommes – je pense, disais-je, à la distinction qu’il me faudra faire entre les tenants et les aboutissants de ce que je pressens comme une épopée à côté de laquelle l’Iliade et l’Odyssée, l’Enéide et La Chanson de Roland apparaîtront comme des romans de hall de gare de province.
Hum… à la condition que nous réussissions cette aventure dans laquelle je me suis quand même lancé les yeux quasiment fermés… bon, disons à peine entrouverts. Mon cartésianisme en prend tout de même un sacré coup ! Et puis, je n’ai quand même de Georges Van AA qu’une connaissance toute relative. Tout de même… Ah mais oui ! j’ai bien vu ces quand et tout de même répétés !… mais bon… un peu de pommade onctueuse sur une ecchymose, un goulasch odorant mijotant dans une gamelle sur un feu de bois, deux poulets rôtis flanqués de pommes de terre et quelques verres de vin bus chez une amie d’origine hongroise résidant dans un hameau des Cévennes quand elle n’est pas en Suisse, suffisent-ils pour connaître un Belge de Bruxelles ? Et un Belge qui a quitté un pays très plat où, savez-vous, les diables décrochent les nuages ! Et pour quoi faire ? Non, pas les diables, le Belge. Eh bien, pour venir s’installer dans le fin fond d’une région ignorant tout de la surface plane, de surcroît réputée pour ses camisards dont le sens de l’humour n’était pas la qualité première et qui ne rigolaient pas tous les jours en courant dans les montagnes pour échapper aux dragons du Roy ! Il y a de tout de même quoi se poser des questions… Hum… Pourtant, si l’entreprise apparaît diablement incertaine, je me souviens aussi qu’un dragon à été vaincu par un certain Georges. Bon, il n’était pas belge, il était sur un cheval et c’était un saint, mais quand même ! Et puis, la connaissance de l’autre n’est-elle pas d’abord intuitive ? Hum…
La nuit qui suivit ce jour fut très animée de rêves étranges et pénétrants peuplés d’êtres bizarres qui avalaient des monceaux de frites en buvant de la bière et en répétant « une fois », « une fois », « et pouis » « et pouis ». Hum… Tout bien réfléchi, s’ils furent pénétrants, ils ne sont peut-être pas si étranges que ça…
En prenant mon petit-déjeuner (je préciserai plus loin de quelle farine mes tartines de pain beurrées sont-elles le nom), je réalise brusquement que je me trouve dans la situation du plongeur qui recroqueville ses orteils au bord de la planche élastique située à vingt-cinq mètres au-dessus de la piscine en se demandant ce qu’il fait là, ou, mieux ou pire encore, de l’astronaute américain ou du cosmonaute russe qui, encore qu’ils ne soient pas mal armés pour pénétrer dans le bel espace vierge et vivace, doivent aussi pourquoi ils ne sont pas assis dans leur fauteuil devant la cheminée en train de boire un whisky ou une vodka… non ? Et je réalise tout cela, alors que je suis dans la cuisine – il est sept-heures trente – un jour très ordinaire, en train de tartiner du beurre sur une tranche de pain.
Quelle décision prendre ? m’interrogé-je en buvant un peu de café noir tandis que FRA m’observe à la dérobée en faisant semblant d’être très absorbée par le tartinage de son pain à elle.
Sans qu’elle ne me demande rien… hum… non, parce que cela revient à dire qu’elle me demande quelque chose, alors qu’elle ne me demande rien, explicitement, s’entend, parce qu’il est des regards éloquents, surtout quand ils sont à la dérobée… Donc, je reprends.
– Je crains de m’engager dans une entreprise que je ne maîtrise pas de a à z, ou d’alpha à oméga, c’est comme on veut, lui avoué-je, sans qu’elle me demande explicitement quoi que ce soit.
Là, c’est mieux.
– Veux-tu mon avis ?
Un bel exemple de question oratoire.
– Oui.
– Vas- y ! Fonce !
Dit-elle, et alors, j’ai hoché la tête en avalant la toute dernière goutte de café.
J’allais donc me lancer dans une histoire qui était elle-même sa propre histoire. Une mise en abyme à l’envers qu’on aurait retournée pour faire croire qu’elle était à l’endroit. C’était très clair.
Quelques minutes plus tard je parviens à joindre Georges Van AA sur son téléphone satellitaire, un gros appareil vert-sombre-jaune-caca-d’oie façon camouflage qu’il porte dans un étui attaché à sa ceinture à la manière d’un cow-boy.
Il est en train de finir d’abattre à la hache un micocoulier qui menace le hangar où il range ses douze vieilles 4L Renault de collection et vient de finir son troisième Perrier-menthe. Plus tard, MA me confiera en aparté qu’il envisage un branchement permanent par perfusion sur une double poche portative qu’il porterait en bandoulière, l’une de Perrier, l’autre de sirop de menthe. Quand on aime…
Il me confirme qu’il n’y a – pour le moment – aucun scénario à expliciter, que l’objet de l’écriture concerne – pour le moment – le chemin tortueux – ô combien ! – pour parvenir à rencontrer puis convaincre Jean-Jules Jumeau d’accepter le scénario d’un film – il faudra âprement discuter du prix – qui marche (ou plutôt qui tourne… encore qu’avec le numérique…) pour le moment du tonnerre de Dieu, bien qu’il n’existe pas, comme on le sait – je parle du film.
– Quand même, lui dis-je, je m’interroge sur la… comment dire… tu vois, ce qui est ou pas dans les clous.
– Tu veux dire, la normalité de « la chose » ?
– Voilà ! la normalité, c’est bien ça !
Entre deux coups de hache, j’entends un petit rire.
– La normalité, je serais toi, je m’en méfierais beaucoup. Tu vois ce que je veux dire ?
Je réponds oui oui en me demandant quelle aurait été la longueur du nez de Cléopâtre si notre président autoproclamé normal s’était appelé François Belgique*.
* Ce questionnement historico-métaphysique permet de dater approximativement l’écriture de ce texte, du moins dans sa première mouture.
Chapitre 2 : La lettre
J’ai décidé d’aller directement à l’essentiel pour rédiger sans me perdre dans les détails inutiles cette lettre décisive qui doit convaincre Jean-Jules Jumeau d’accepter avec des transports d’enthousiasme le scénario d’un film à succès qui n’existe pas mais dont il doit être persuadé qu’il l’a tourné, en lui faisant croire qu’il va être publié par un éditeur à qui on fera croire qu’il va être accepté et tourné par Jean-Jules Jumeau (mais on ne le lui dira pas, hé ! hé ! hé !) et que nous intitulerons la chose pour que ce soit plus clair. Kafka, à côté, c’est de la littérature pour enfants de moyenne section de maternelle.
D’abord, deux mots sur le contexte pour qu’on comprenne bien tout.
Aujourd’hui, c’est samedi, donc il n’y a pas de marché à G***, donc pas de Georges Van AA ni de MA au Café de la Bourse qui est quand même ouvert mais tout dépeuplé. « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » écrivait le poète, et là, il y a deux êtres qui manquent, ce qui dépeuple deux fois plus.
Je me rends quand même en ville, marchant seul, triste et solitaire, perdu dans mes pensées, pour prendre la commande passée par téléphone des trois baguettes de farine d’épeautre.
J’avais annoncé que je préciserais de quelle farine mes tartines beurrées de pain du petit-déjeuner sont-elles le nom et je n’ai pas l’habitude de faire des annonces pour rien Donc d’épeautre, et je vais préciser encore pour que tout soit encore bien clair et net.
Le boulanger ne cuit les baguettes de farine d’épeautre que les mardis et samedis matin. C’est comme ça et c’est précisé sur une affiche punaisée dans le magasin, sur votre droite quand vous avez poussé la porte : « pains d’épeautre le mardi et le samedi, tant le kilo ». « Tant », parce que je ne me rappelle pas le prix qui figure sur l’affiche.
Et, comme nous sommes samedi – je viens de le dire – je vais donc à la boulangerie puisque FRA et moi mangeons du pain de farine d’épeautre au petit-déjeuner. Avec du beurre que nous tartinons. Doux pour FRA, demi-sel pour moi. Tous les matins, donc, en prenant mon petit couteau Laguiole à tartiner (je précise : pas une contrefaçon chinoise, un vrai, je l’ai acheté à Laguiole même, chez un artisan dont la boutique – une boutique à l’ancienne comme les anciennes quincailleries qui ont disparu aujourd’hui et c’est bien triste – est à droite, quand vous avez la grand-place sur votre gauche), tous les matins, donc, en tartinant, je pense aux sauniers qui coupent en deux avec des instruments tranchants les gros cristaux de sel que d’autres sauniers enfoncent par moitié avec le pouce dans les mottes de beurre. C’est pour ça qu’on dit « demi-sel » qui n’a rien à voir l’autre demi-sel du demi-monde des demi-malfaisants. Si c’était du sel entier, tartiner le beurre sur les tartines serait beaucoup plus difficile. Nous buvons aussi du café noir pas dans des tasses mais dans des bols, comme je l’ai déjà dit. Un mélange moitié-moitié d’arabica caféiné et d’arabica décaféiné à l’eau, sans solvants, que je prépare la veille comme ça je n’ai qu’à appuyer sur le bouton de la cafetière quand je me lève, si c’est moi, sinon c’est FRA, parce qu’elle n’est pas programmable, je parle de la cafetière.
Je me dis que la fraîcheur matinale m’aidera à voir clair, parce que j’ai la tête pleine des mille questions que me pose la chose dont je ne suis pas sûr de saisir tout à fait les tenants et les aboutissants comme les saisit Georges Van AA. Personne ne saisit jamais exactement de la même façon. Surtout les tenants et les aboutissants. Et puis Georges Van AA est belge, et moi pas.
Je sors, donc, ce samedi, pour aller à la boulangerie, comme tous les samedis. C’est très banal.
Sauf que, ce samedi, en sortant, je rencontre des entrées maritimes. Nous, les hommes, nous entrons et sortons (les femmes entrent et sortent, elles aussi, mais j’utilisais « hommes » dans le sens de « êtres humains » et les femmes sont des êtres humains), alors que les entrées maritimes, elles, ne font qu’entrer. On ne parle pas de sorties maritimes, sauf pour les bateaux, mais G*** n’est pas au bord de la mer. Quand les entrées maritimes entrent, on les voit très bien arriver par paquets, sans faire de bruit ; quand elles estiment qu’elles sont assez nombreuses, elles se consultent entre elles – on voit très bien les mouvements des unes vers les autres et aussi dans l’autre sens – et après s’être mises d’accord, elles vous tombent sur la tête. Il paraît que c’est à cause des Cévennes qui les arrêtent en les empêchant d’aller tomber plus loin sur la tête des autres. On ne sait pas comment elles font pour les arrêter. On sait seulement qu’elles les arrêtent. Dans ces cas-là, il vaut mieux rester à l’abri, chez soi, devant son ordinateur. Ou devant autre chose.
C’est ce que je fais quand je reviens de chez le boulanger alors que les hallebardes commencent à tomber.
Je n’ai jamais vu de vraies hallebardes sinon dans les mains des gardes suisses du pape un jour que j’étais au Vatican, pas pour voir le pape mais les fesses de l’ange dans la basilique, à gauche quand vous entrez (FRA qui n’en était pas à sa première visite voulait les revoir et le fait et que ce sont de belles fesses) et là elles ne tombaient pas – je parle ds hallebardes – parce que les Suisses savent très bien les tenir, j’en ai interrogé un, il m’a dit qu’ils font tous les matins des exercices de maintien de hallebarde sous la surveillance d’un camérier du pape.
Ceux qui ont assimilé la pluie cévenole à des hallebardes l’ont fait pour que les gens ne sortent pas de chez eux. Personne n’a envie de se faire transpercer et le fait est que les rues sont désertes. Il n’y a que moi, mais je marche tout près des murs des maisons et puis j’ai dit que les hallebardes commençaient juste à tomber.
Comme je l’ai précisé, je me mets directement à l’écriture de la lettre que nous allons envoyer à Jean-Anselme Jumeau pour tenter de le convaincre d’acheter le scénario qui n’existe pas du film dont il ne sait même pas qu’il l’a réalisé puisqu’il n’existe pas non plus. La distraction est partout, elle n’épargne personne et nous comptons sur cette donnée intangible de la fragilité humaine pour mener à bien notre projet.
A ce sujet, Georges Van AA m’a envoyé un mail entre deux abattages de micocouliers.
Il faut préciser que MA et lui ont construit un ensemble de cases en dur au fin fond et au milieu de nulle part dans une forêt à côté de laquelle la forêt vierge sud-américaine ressemble à un jardin à la française. Ils vivent là en harmonie avec la nature sauvage qu’il ne faut jamais quitter d’un œil. Chaque fois Que Georges Van AA tourne le dos pour taper sur le clavier de son ordinateur la forêt en profite pour pousser d’un ou deux mètres. Il s’est donc entraîné à taper d’une seule main en tenant un coupe-coupe incurvé dans l’autre, genre serpette mais en un peu plus grand, ce qui n’est ni très pratique ni sans conséquences psychophysiologiques.
De son côté, MA fait ce qu’elle peut avec son petit sécateur, mais elle doit aussi monter sur les toits avec un balai à cause des feuilles qui n’arrêtent pas de tomber à cause du vent qui n’arrête pas de souffler.
Le mail de Georges Van AA commence par ce qu’il appelle une « content phrase ». D’abord, j’ai pensé à une faute d’orthographe, jusqu’à ce que je lise l’explication sur internet. Il s’agit d’une expression à la fois technique et savante – je rappelle que Georges Van AA est scénariste et qu’il maîtrise parfaitement le langage de la spécialité, comme teaser, pitch et même scénar – dont il est très difficile de saisir le sens du premier coup.
« Content », dans « content phrase », est un mot anglais. J’ai consulté mes dictionnaires bilingues et fini par comprendre qu’une « content phrase » n’est pas une phrase qui serait satisfaite d’elle-même, mais une phrase qui « contient ». Donc, elle contient. Mais quoi ? Aucun des dictionnaires ne le précise.
Le mieux que je puisse faire, me dis-je, quand je m’assieds devant mon clavier après avoir coupé en deux les baguettes d’épeautre pour congeler celles que nous ne mangeons pas tout de suite – j’ai déjà dit sans qu’il soit besoin de me répéter que le boulanger n’en cuit que deux fois par semaine, donc il faut faire des provisions, mais comme le pain devient très vite dur comme du pain dur quand il est sec comme du pain sec, alors donc on le congèle, c’est pourtant simple à comprendre – c’est de reproduire la partie essentielle du mail de Georges Van AA.
(à suivre)