L’œuvre qui occupera Flaubert depuis le début et pratiquement jusqu’à la fin est La Tentation de Saint Antoine qu’il ne cesse d’écrire, de réécrire et dont la version ultime sera publiée en 1874. Elle est étroitement liée à son amitié avec Alfred Le Poittevin dont l’un des deux livres de chevet, à côté de l’Ethique de Spinoza, était Ahasvérus, un vaste poème en prose écrit par Edgar Quinet (publié en 1833), qui raconte, à la manière d’une épopée, l’histoire du juif errant en quête de compréhension de l’homme et du monde.
Ahasvérus commence par un dialogue entre Le Père éternel et les divers éléments de la création et de la mythologie. [ex : « Le Père éternel, à l’Océan : Comme un mot mal écrit dans mon livre, va effacer la terre / L’Océan : J’y cours, à la cime du monde il ne reste plus déjà que la tour d’un roi où il fait son banquet dans des plats de vermeil. Mon déluge entrera, avant une heure, dans la salle.] Après cette introduction/prologue, Quinet introduit le personnage d’Ahasvérus qu’il place sur le chemin du Golgotha au moment où passe le Christ portant sa croix ; il le considère comme un faux prophète et lui refuse son aide. Jésus lui dit alors : « C’est toi qui marcheras jusqu’au jugement dernier, pendant plus de mille ans. Va prendre tes sandales et tes habits de voyage ; partout où tu passeras, on t’appellera : le juif errant. »
Ahasvérus représente l’homme à la recherche d’une explication globale sans Dieu ; il la trouve, par le mouvement de sa marche associé à celui de l’océan devenu puissance de la Nature, dans une harmonie universelle d’où Dieu est écarté et où la figure de Jésus (qui n’est donc plus fils de Dieu) représente la souffrance humaine.
Lors de son passage à Gênes pendant son séjour en Italie en 1845 (la famille accompagna Caroline et son mari dans leur voyage de noces) Flaubert avait été séduit par le tableau de Brueghel [on peut le trouver sur Internet] représentant la tentation de Saint Antoine : « Je donnerais toute la collection du Moniteur [important journal de l’époque] si je l’avais, et cent mille francs avec, pour acheter ce tableau-là, que la plupart des personnages qui l’examinent regardent assurément comme mauvais » (à Alfred le Poittevin – le 13 mai 1845). Il cherchera en vain une reproduction et fera l’acquisition de la gravure de Jacques Callot [également visible sur Internet] qui traite le même sujet : « J’ai déballé ma Tentation de Saint Antoine et je l’ai accroché à ma muraille ; voilà tout. J’aime beaucoup cette œuvre. Il y avait longtemps que je la désirais. Le grotesque triste a pour moi un charme inouï : il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire, mais rêver longuement. » (à Louise Colet le 21 août 1846).
Antoine est un ermite qui vécut au 4ème siècle en Egypte et Flaubert (il aima ce pays qu’il visita pendant son long voyage – cf. articles 7 et 8), décrit à son tour l’ensemble des tentations « sataniques » qui peuvent assiéger sous toutes les formes – matérielles et spirituelles – un homme sans culture dont le sens de la vie repose sur sa seule foi.
Antoine voit donc défiler devant lui toutes les hérésies, les philosophies, les êtres réels ou fantasmés qui tentent de le convaincre de la vanité de sa foi. Si elle résiste, ce n’est que parce qu’elle est aveugle, autrement dit la foi du charbonnier. Au tout, énorme, considérable que représente les discours construits, argumentés, physiquement et intellectuellement séduisants, qui sollicitent des réponses de même importance, Antoine ne sait qu’opposer le rien de la pensée. [Quelques-unes des indications données par Flaubert : « Antoine soupire / Antoine se recule / Antoine claque des dents / Antoine se rejette en arrière : « Horreur ! » / Antoine baisse la tête… etc.]
De ce point de vue, La Tentation de Saint Antoine est le négatif d’Ahasvérus dont la philosophie du Tout rejoint celle de Spinoza.
Du point de vue esthétique – celui qui intéresse Flaubert – elle est son complément : s’il déteste ce qu’il appelle le « parti des prêtres » – en tant qu’expression d’un discours abêtissant –, il éprouve une attirance pour le fait religieux.
Louis Bouilhet et les frères De Goncourt n’avaient pas du tout aimé les premières versions que Flaubert leur avait lues ; pour tenter de lui faire oublier ce thème, ils lui avaient proposé le fait divers qui fut le point de départ de Madame Bovary.
Flaubert n’oubliera pas La Tentation parce qu’elle lui correspond dans le sens où l’écriture de cette œuvre n’oblige pas à imaginer une intrigue et où seules comptent les idées dont il s’est constitué une impressionnante documentation (comme du reste pour chacun de ses romans). « Oh ! heureux temps de Saint Antoine, où êtes-vous ? J’écrivais là avec mon moi tout entier ! » confiera-t-il à Louise Colet (29.01.1853) alors qu’il se bagarre avec sa Bovary.
« Dieu que ma Bovary m’embête ! J’en arrive à la conviction quelque fois qu’il est impossible d’écrire. » (10 04 53)
« Ce livre, au point où j’en suis, me torture tellement (et si je trouvais un mot plus fort, je l’emploierais) que j’en suis parfois malade physiquement. Voilà trois semaines que j’ai souvent des douleurs à défaillir. D’autres fois, ce sont des oppressions ou bien des envies de vomir à table. Tout me dégoûte. Je crois qu’aujourd’hui je me serais pendu avec délices, si l’orgueil ne m’en empêchait. Il est certain que je suis tenté parfois de foutre tout là, et la Bovary d’abord. Quelle sacrée maudite idée j’ai eue de prendre un sujet pareil ! Ah ! je les aurai connues les affres de l’Art ! (…) Sacré nom de Dieu, comme je rage ! » (à Louise Colet, le 17.10. 53)
Madame Bovary (1857) provoqua un scandale et un procès pour des motifs d’atteinte à la morale et aux bonne mœurs (cf. articles précédents). Emma cherche dans le réel les signes des histoires qu’elle a lues dans les romans de son adolescence – entendre, les romans « romantiques » que détestait Flaubert – et dont elle a besoin de croire qu’elles sont la vraie vie.
Le récit est celui d’un échec très particulier : Emma réussit le franchissement de l’interdit moral de l’épouse – l’adultère – mais elle échoue à le vivre : non pour des raisons morales ou religieuses mais parce qu’elle est la spectatrice de ses deux expérimentations amoureuses – Rodolphe et Léon – qu’elle observe comme en-dehors d’elle-même. Le rien de la mort signifié par cet impossible de vivre la vie est à mon sens la cause réelle du scandale et du procès, enfouie sous les prétextes moraux de l’accusation ; du reste, l’avocat retourna facilement l’argumentaire en jouant avec les désillusions et le suicide d’Emma dont il tenta de convaincre qu’ils avaient une fonction dissuasive. Flaubert qui savait ce qu’il n’avait pas voulu dire mais qui ne savait pas forcément ce que disait le roman, ne s’y opposa pas.
La métaphore du rien ne concerne pas le divorce entre Emma et le modèle de l’épouse auquel elle devrait se conformer (autrement dit, il n’y aurait rien de bon à attendre de l’adultère – ce qui est aux antipodes de la pensée de Flaubert)), mais l’absence de rapport entre le franchissement de cet interdit et le bénéfice censé le justifier ; si Flaubert refuse la jouissance à Emma, si le récit lui-même est dépourvu d’érotisme, [malgré ce qu’il laisse entendre à Louise Colet : « Ma Bovary est sur le point immédiat d’être baisée et je cherche le mouvement dont j’ai besoin. » (25.12. 1853)] ce n’est évidemment pas pour des motifs de moralité, ni par manque d’imagination ou d’expérience [en témoignent sa connaissance de Sade et ses confidences à ses amis sur sa vie sexuelle], mais parce que ce serait admettre une « bonne raison » de vivre dont on sait qu’elle n’existe pas pour Flaubert.
Il s’agit donc d’un « tout ça pour un rien » signifié par la quasi-absence d’action et de mouvement : « Ce qui me tourmente dans mon livre, c’est l’élément amusant, qui y est médiocre. Les faits manquent. Moi, je soutiens que les idées sont des faits. Il est plus difficile d’intéresser avec, je le sais, mais alors c’est la faute du style. J’ai ainsi maintenant cinquante pages d’affilée où il n’y a pas un événement, c’est le tableau inactif d’une vie bourgeoise et d’un amour inactif. » (à Louise Colet, le 15.0153)
La mort que se donne Emma en s’empoisonnant n’est pas dictée par la catastrophe financière, encore moins par des raisons morales ou religieuses, mais par cet amour de fiction, étranger à la vie réelle : « La folie la prenait, elle eut peur, et parvint à se ressaisir, d’une manière confuse, il est vrai ; car elle ne se rappelait pont la cause de son horrible état, c’est-à-dire la question d’argent. Elle ne souffrait que de son amour, et sentait son âme l’abandonner par ce souvenir, comme les blessés, en agonisant, sentent l’existence qui s’en va par leur plaie qui saigne ».
Flaubert construit la métaphore du rien de la mort – ici, la disparition des références de sens – jusque dans la recherche par Emma des effets sur elle-même de l’arsenic qu’elle vient d’avaler [« Elle s’épiait curieusement, pour discerner si elle ne souffrait pas. Mais non ! rien encore. »] et surtout par les représentations, subjective puis objective, du non-sens du fait de vivre au moment même où elle meurt :
– subjective, quand le curé lui tend le crucifix : le « plus grand baiser d’amour qu’elle eût jamais donné » est celui qu’elle dépose « de toute sa force expirante sur le corps de l’Homme-Dieu. »
– objective, dans le décalage entre la terrible gravité de la fin de l’agonie dans la chambre et, dans la rue, la légèreté provocante de la chanson de l’aveugle dont les deux derniers vers « Il souffla bien fort ce jour-là / Et le jupon court s’envola [le jupon, à défaut de l’âme] » sont accompagnés par le rire : « Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce, frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les ténèbres éternelles comme un épouvantement. »
Le chapitre qui suit s’ouvre par cette phrase, cette fois explicative du rien de la mort par le changement d’objet du « croire » : « Il y a toujours, après la mort de quelqu’un, comme une stupéfaction qui se dégage, tant il est difficile de comprendre cette survenue du néant et de se résigner à y croire. »
Cette destruction du sens de la vie par la double vanité des interdits et de leur franchissement, l’expression littéraire du rien de sa mort pour le sujet par l’inconsistance du personnage d’Emma, permettent de comprendre la fascination qu’éprouvait pour le roman (et pour son auteur) Marie-Sophie Leroyer de Chantepie qui se débattait dans les contradictions de sa vie et de sa foi (cf. articles précédents) ainsi que la nature ambivalente – de part et d’autre – des relations entre Flaubert, George Sand et Victor Hugo sur lesquelles je reviendrai.
Comme je l’avais laissé entendre, la série aura besoin d’un nouvel article pour examiner la validité de la métaphore pour Salammbô, L’Education sentimentale et Bouvard et Pécuchet.