3° La troisième et dernière partie concerne les années 1876 – 1880. De la mort de George Sand (le 8 juin 1876) à sa propre mort, soudaine, le 8 mai 1880.
Après sa relation tumultueuse avec Louise Colet, celle qu’il appelait « maître » (elle l’appelait « vieux troubadour ») fut une correspondante douce et apaisante.
A côté des déclarations passionnées, il consacra beaucoup de pages à expliquer à Louise Colet sa conception de l’écriture et de l’art.
A George Sand, il confia ses réactions d’« hystérique » (c’est ainsi qu’il se qualifiait) faux événements politiques et sociaux.
Pendant l’année terrible de 1871, elle opposa à ses diatribes… du genre de celles-ci (08.09.71) : « Quant au bon peuple, l’instruction « gratuite et obligatoire » l’achèvera. Quand tout le monde pourra lire Le Petit Journal et Le Figaro [journaux conservateurs], on ne lira pas autre chose, puisque le bourgeois, le monsieur riche ne lit rien de plus. La presse est une école d’abrutissement, parce qu’elle dispense de penser. (…) Le remède serait d’en finir avec le suffrage universel, la honte de l’esprit humain. (…) Mais une société, qui a toujours besoin d’un bon Dieu, d’un Sauveur, n’est peut-être pas capable de se défendre. » [C’est moi qui souligne : la virgule, après société, est importante = toute société a besoin d’un bon Dieu] (…) Notre ignorance de l’histoire nous fait calomnier notre temps. On a toujours été comme ça. Quelques années de calme nous ont trompés. Voilà tout. Moi aussi, je croyais à l’adoucissement des mœurs. Il faut rayer cette erreur et ne pas s’estimer plus qu’on ne s’estimait du temps de Périclès ou de Shakespeare, époques atroces où on a fait de belles choses. »
… des points de vue où s’exprimaient à la fois une bienveillance qu’il appréciait (même si elle l’énervait parfois) et une philosophie qui lui était absolument étrangère.
Voici un extrait de la réponse de George Sand à sa lettre du 08.09.1871 (ci-dessus) :
« Je te répondais avant-hier et ma lettre a pris de telles proportions que je l’ai envoyée comme feuilleton au Temps pour la prochaine quinzaine, car j’ai promis de leur donner deux feuilletons par mois. Cette lettre « à un ami » ne te désigne pas même par une initiale, car je ne veux pas plaider contre toi en public. Je t’y dis mes raisons de souffrir et de vouloir encore. Je te l’enverrai et ce sera encore causer avec toi. Tu verras que mon chagrin fait partie de moi et qu’il ne dépend pas de moi de croire que le progrès est un rêve. Sans cet espoir, personne n’est bon à rien. »
… et encore : « Les maîtres sont pourvus, riches et satisfaits. Les imbéciles manquent de tout ; je les plains. Aimer et plaindre ne se séparent pas. Et voilà le mécanisme peu compliqué de ma pensée. J’ai la passion du bien, et point du tout de sentimentalisme de parti pris. Je crache de tout mon cœur sur celui qui prétend avoir mes principes et qui fait le contraire de ce qu’il dit. Je ne plains pas, l’incendiaire et l’assassin qui tombent sous le coup de la loi, je plains profondément la classe qu’une vie brutale, déchue, sans essor et sans aide, réduit à produire de pareils monstres. Je plains l’humanité, je la voudrais bonne, parce que je ne veux pas m’abstraire d’elle ; parce qu’elle est en moi ; parce que le mal qu’elle fait me frappe au cœur ; parce que sa honte me fait rougir ; parce que ses crimes me tordent le ventre ; parce que je ne peux comprendre le paradis au ciel ni sur la terre pour moi tout seul [sic]. Tu dois me comprendre, toi qui es bonté de la tête aux pieds. » (25.10.1871)
Si la bonté que lui prête George Sand est réelle pour ceux qui lui sont proches, elle n’a pas cette dimension humaniste générale.
On peut en juger par ce qu’il lui écrit le 14.11.1871 : « Vous n’êtes pas comme moi, vous ! Vous êtes pleine de mansuétude. Moi, il y a des jours où la colère m’étouffe. Je voudrais noyer mes contemporains dans les latrines, ou tout au moins faire pleuvoir sur leurs sales crêtes des torrents d’injures, des cataractes d’invectives. Pourquoi cela ? Je me le demande à moi-même. »
La mort le privait de l’amie de cœur qui fut sans doute aussi le substitut de sa sœur chérie Caroline et de sa mère, disparues.
« Je suis revenu de Nohant cette nuit à trois heures, horriblement brisé par cet enterrement. » (à Madame Roger Des Genettes – le 11 juin 1876)
« Vous désirez savoir la vérité sur les derniers moments de Mme Sand. La voilà : elle n’a reçu aucun prêtre. Mais dès qu’elle a été morte, sa fille, Mme Clésinger, a fait demander à l’évêque de Bourges l’autorisation de lui faire un enterrement catholique, et personne dans la maison (sauf peut-être sa belle-fille, Mme Maurice Sand) n’a défendu les idées de notre pauvre amie. Maurice [ le fils de G. Sand était alors maire de Nohant] était tellement anéanti qu’il ne lui restait aucune énergie, et puis il y a eu des influences étrangères, des considérations misérables inspirées par des bourgeois. (…) Il fallait la connaître comme je l’ai connue pour savoir tout ce qu’il y avait de féminin dans ce grand homme, l’immensité de tendresse qui se trouvait dans ce génie. » (à Mlle Leroyer de Chantepie – le 17.60.1876)
Si Flaubert et Sand avaient des points de vue opposés sur le social et la politique – lui aimait donc en elle sa bienveillance ; nous verrons plus loin ce qui pouvait l’attirer chez lui – ils étaient d’accord pour stigmatiser la bourgeoisie :
Lui : « Chère maître, chère amie du bon Dieu (…) rugissons contre M. Thiers ! Peut-on voir un plus triomphant imbécile, un croûtard plus abject, un plus étroniforme bourgeois ! Non, rien ne peut donner l’idée du vomissement que m’inspire ce vieux melon diplomatique, arrondissant sa bêtise sur le fumier de la bourgeoisie ! » (18.12.1867)
Elle : « On dirait que la république bourgeoise veut s’asseoir. Elle sera bête, tu l’as prédit, et je n’en doute pas. » (le 23.07. 1871)
Pour comprendre pourquoi le « bourgeois de situation » qu’était Flaubert déteste à ce point la bourgeoisie et l’esprit bourgeois (= être « installé » au propre comme au figuré, avoir les réponses avant les questions), il faut aller voir du côté du père.
(à suivre).