Gustave Flaubert (6)

Plus j’avance dans la lecture de la correspondance et plus la problématique se précise : d’un côté, une philosophie de la vie, insensible et hostile à tout investissement social, qui se traduit sous la forme d’un « individualisme » (je reviendrai sur le terme) qui lui vaudra l’accusation d’égoïsme ; de l’autre, une œuvre littéraire qui illustre cette philosophie : et, pour finir, la société qui décide d’inscrire au programme des lycées et des universités cette œuvre proclamant la vanité de tout engagement social, sinon de toute société humaine. On peut toujours s’en sortir en invoquant, faute d’identification plus précise, ce que Flaubert appelle le style, l’Art. Ce qui justifierait l’intérêt porté à l’œuvre de Flaubert, ce serait l’écriture en soi. Une « explication » qui n’explique rien.

Quelques exemples de cette philosophie :

« L’idéal de l’Etat, selon les socialistes, n’est-il pas une espèce de vaste monstre, absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs  étroits :  il faut tout régler, tout refaire, reconstituer sur d’autres bases etc. » (à Louis de Cormenin – le 7.06. 1844)

« J’ai assisté à un banquet réformiste ! [L’opposition à Louis-Philippe  organisait des banquets républicains] Quel goût ! quelle  cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitaient « le timon de l’Etat, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples » et autres galettes de cette farine. Et après cette séance de neuf heures passées devant du dindon froid, du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au cœur quand s’étant devant vous des bêtises aussi délirantes. » (à Ernest Chevalier –décembre 1847)

« J’ai lu à Jérusalem un livre socialiste (Essai de philosophie positive, par Auguste Comte). Il m’a été prêté par une catholique enragé, qui a voulu à toute force me le faire lire afin que je visse combien…etc. J’en ai feuilleté quelques pages : c’est assommant de bêtise. » (à Louis Bouilhet, le 4.09.1850 depuis Damas)

Cette aversion pour le social, surtout érigé en doctrine, se double d’une revendication « aristocratique » : le mot est à comprendre non dans le sens du pouvoir aristocratique, mais de l’accession au meilleur (sens du mot grec aristos) via l’Art.

En voici une illustration :

«  Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé ! Sans que j’aie, Dieu merci, jamais souffert des hommes et que la vie, pour moi, n’ait pas manqué de coussins où je me calais dans les coins, en oubliant les autres, je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. C’est peut-être un monstrueux orgueil, mais le diable m’emporte si ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux. Je suis sûr d’ailleurs que les hommes ne sont pas plus frères les uns aux autres que les feuilles des bois ne sont pareilles : elles se tourmentent ensemble, voilà tout. Ne sommes-nous pas faits avec les émanations de l’Univers ? La lumière qui brille dans mon œil a peut-être été prise au foyer de quelque planète encore inconnue, distante d’un milliard de lieus du ventre où le fœtus de mon père s’est formé. Et si les atomes sont infinis et qu’ils passent ainsi dans les Formes comme un fleuve perpétuel  roulant entre ses rives, les Pensées, qui donc les retient, qui les lie ? A force quelque fois de regarder un caillou, un animal, un tableau, je me suis senti y entrer. Les communications entr’humaines ne sont pas plus intenses. » (à Louise Colet -26.05. 1853)

Lettre intéressante en ce sens qu’elle vide l’accusation d’égoïsme souvent lancée par ceux (dont Louise Colet) qui ne comprennent pas ce dont il parle  et dont il n’a pas forcément la claire conscience.

« J’ai une pensée qu’il faut que je te dise : je suis sûr que tu me crois égoïste. Tu t’en affliges et tu en es convaincue. Est-ce parce que j’en ai l’air ? Là-dessus, tu sais, chacun s’illusionne. Je le suis comme tout le monde, moins peut-être que beaucoup, plus peut-être que d’autres. Qui sait ? Et puis, c’est encore là un mot qu’on jette à la tête de son voisin sans savoir ce qu’on veut dire. Qui ne l’est pas, égoïste, d’une façon plus ou moins large ? Depuis le crétin qui ne donnerait pas un sou pour racheter le genre humain, jusqu’à celui qui se jette sous la glace pour sauver un inconnu, est-ce que tous, tant que nous sommes, nous ne cherchons pas suivant nos instincts divers la satisfaction de notre nature ? Saint Vincent de Paul obéissait à un appétit de charité, comme Caligula à un appétit de cruauté. »

La démarche explicative qui exclut toute référence à la morale est d’ordre philosophique. Voici la suite de la lettre :

« Quant à l’égoïsme ordinaire, tel qu’on l’entend, quoiqu’il me répugne démesurément à l’esprit, j’avoue que, si je pouvais l’acheter, je donnerais tout pour l’avoir. Etre bête, égoïste et avoir une bonne santé, voilà les trois conditions voulues pour être heureux ; mais si la première nous manque, tout est perdu ». (à Louise Colet – 13.08.1846)

« Etre bête » ou, être une bête ?

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