Une campagne électorale – on ne dit pas campagne « politique » – est un affront consenti à l’intelligence et à la raison.
Non parce qu’elle se sert d’affects (ceux que visent à provoquer l’enveloppe lyrique et le contenu exacerbé des critiques et des promesses), mais parce que le candidat et l’électeur jouent, de connivence, à faire semblant de croire que ces affects sont de l’ordre de la rationalité.
Les enregistrements des campagnes antérieures révèlent, durement parfois, les procédés de ce jeu devenu, avec le temps, burlesque, sinon affligeant.
Ce qui la rend possible et audible dans le temps où elle se déroule, est l’insatisfaction chronique de notre condition ramenée ici à son expression infantile et traitée comme telle.
A la demande Je veux tout et tout de suite et je veux entendre que c’est possible répondent entre autres, Yes we can (B. Obama), Ensemble tout est possible (N. Sarkozy) Le changement c’est maintenant (F. Hollande), La France doit être une chance pour tous (E. Macron).
Tel est le dialogue de type enfant / parent, sous la forme caricaturale, entre ceux qui veulent plus d’ « objets » et celui qui veut plus de pouvoir, les uns et les autres déterminés par l’équation capitaliste commune.
Cette parenthèse de quelques semaines du « tout est possible » pour une métamorphose magique du réel, autrement dit ce moment de régression infantile nécessaire à ce qu’on appelle « expression démocratique du suffrage universel » repose sur la même confusion entre population (lieu des affections) et peuple (lieu de la pensée politique). Le pouvoir héréditaire et la dictature en diffèrent en ce sens qu’ils veulent asseoir cette régression dans la durée sinon l’immortalité.
Les meetings (les plus remarquables sont ceux des E.U.) réunissent les partisans/croyants pour un moment de transcendance de pacotille. En 2017, E. Macron avait endommagé ses cordes vocales en hurlant d’absurdes « en même temps » qui avaient soulevé un enthousiasme (littéralement = être sous l’emprise d’un dieu) qui confinait au délire collectif. Avait-il fini par se convaincre lui-même qu’il était, sinon un dieu, du moins un héros (état intermédiaire entre les hommes et les dieux, comme Héraclès / Hercule) capable de réaliser un treizième « travail » ?
L’inéluctable déception post-électorale n’est pas due comme on le dit à la confrontation de l’exercice du pouvoir au réel, mais à cette confusion initiale ainsi jouée.
L’élection passée, l’élu et son adversaire battu jouent alors le jeu de l’apparence de la dialectique : le premier utilise le registre de l’adulte raisonnable raisonnant pour un possible d’où est exclu le tout et présenté désormais comme le seul réel aménageable à la marge, l’autre celui de la contestation de ce possible dans lequel il va tenter de réintroduire progressivement le tout qui sera repris par tous les candidats, chacun selon ses talents, cinq ans plus tard.
Tel est, en gros, le scénario de la campagne électorale qui, en période « normale », met en jeu les acteurs des partis politiques.
Il en va tout autrement en période de dépression.
Ce qui est le cas aujourd’hui.
Depuis une cinquantaine d’années, le FN/RN est en France l’expression, non de l’insatisfaction chronique évoquée, mais ce qui la sous-tend, à savoir la peur infantile, que régule et canalise, habituellement, le temps mesuré de la campagne électorale.
Son discours est inaudible en période « normale » (J-M LP obtint moins de 1% en 1974), autrement dit quand l’ « avoir plus » apporte une réponse acceptable en ce sens qu’elle est perçue dans le contingent : l’« avoir plus » peut apparaître comme un leurre existentiel, mais il est recevable dans la mesure où l’alternative (socialiste/communiste) ou l’idée même de cette alternative lui est substituable, même si elle est objet de rejet.
Il devient plus audible lorsque cette alternative s’estompe ou a disparu (depuis la fin des années 80) parce que l’individu et la société se retrouvent confrontés sans filtre ni outils de substitution à l’angoisse (physique) et à la peur (psychique) propres à la spécificité humaine. La disparition du contingent (= le capitalisme pour toujours) ouvre l’immensité effrayante d’un absolu horizontal amputé de la verticalité des transcendances historiques.
Si la prestation de Marine Le Pen lors du débat de 2017 ne l’a pas éliminée du champ électoral – tous les sondages disent qu’elle sera présente au deuxième tour en 2022, certains annoncent même qu’elle remportera le premier – c’est parce que ce qu’elle représente n’est pas de l’ordre du jeu de confusion joué pendant le temps de la campagne, mais qu’il est l’expression de l’invariant humain permanent de la peur et de l’angoisse.
Elle peut/doit donc reprendre les mêmes thèmes (incompétence, insécurité, immigration, identité) susceptibles de le focaliser en tentant de ne pas le pervertir par des assertions perçues comme des aggravations de la dépression : elle ne proposera donc plus de rétablir le franc ni, directement, de quitter l’Europe, mais elle mettra en évidence la faiblesse de la solidarité européenne pour relancer l’idée que, nous, les Français serions bien mieux « entre nous et chez nous » avec des frontières fermées pour nous protéger des virus biologiques et migratoires.
L’écologie servira – non sans les difficultés liées à la récupération d’un problème absent du discours fondamental – à capter la part d’angoisse et de peur liée à la mutation climatique dont elle dénoncera l’insuffisance des réponses.
Dire, comme certains commentateurs, qu’elle s’est lancée trop tôt dans la campagne des présidentielles, c’est ne pas voir que le FN/RN est, par définition, en-dehors du champ de ce jeu.
Son seul obstacle est elle-même, à savoir ne pas apparaître, dans le jeu de la campagne qui est étranger à ce qu’elle représente plus ou moins consciemment, comme une aggravation de la peur et de l’angoisse. Ce qu’elle n’a pas réussi en 2017.
(à suivre)