Proust à la Comédie Française

La Comédie Française  propose actuellement des lectures de A la recherche du temps perdu, de Proust. Le confinement lié à la pandémie est à l’origine de cette décision (un acteur ou une actrice lit pendant une heure), mais, quel que puisse être le talent des uns et des autres, je pense qu’il s’agit d’un « spectacle » inadapté, sinon un contresens de la démarche que propose l’auteur.

Le « perdu » dont s’il s’agit est celui de l’objet dont on découvre après l’avoir retrouvé qu’il était perdu.

L’événement déclencheur est connu : l’auteur/narrateur est chez sa mère. Elle lui offre une tasse de thé et une madeleine.

« Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »

Ce qui sort de la tasse de thé et de la madeleine (et dont l’identification n’est pas immédiate), est le signe que le temps que l’on pensait perdu ne l’est pas, qu’il est donc possible, non de le retrouver tel quel, ni même de le reconstruire, mais, par le moyen de  la littérature, de vivre ce que Proust appelle la vraie vie.

L’expérience de la tasse de thé est de l’ordre du banal. Ce qui l’est moins, c’est ce qu’on peut en faire.

Ainsi.

Une sensation – peu importent sa nature et ce qui la provoque – fait surgir dans le moment où vous l’éprouvez un « autre chose » que ce que vous vivez dans le présent, ou, si vous ne parvenez pas à l’identifier dans l’instant, la certitude qu’a existé cet « autre chose ».

Par exemple : vous êtes dans votre salle de bains. Vous prenez machinalement comme tous les jours le tube de dentifrice et votre brosse à dents. Mais ce jour-là et à cet instant, ce geste vous transporte dans une autre salle de bains, celle d’une chambre d’hôtel ou d’une location ou d’une maison d’amis, peu importe.

Comment expliquer ce « déjà vécu » ? Ce geste, banal d’apparence, que vous avez accompli dans cette autre chambre, il y a huit jours, six mois ou trois ans, avait une importance, une signification dont vous n’aviez pas conscience : il était lui-même  en relation avec un investissement dans ce lieu, ce voyage, ces amis…

Ce qu’il fait surgir signifie, en même temps que l’investissement lui-même, l’existence en vous d’un matériau disponible, en attente, un matériau de mémoire, si ce que dit la mémoire est bien le signe imprimé d’un investissement apporté dans un lieu, un événement, une personne.

Autrement dit, ce que vous venez d’expérimenter, là, dans votre salle de bains peut se reproduire ailleurs, avec d’autres objets, d’autres gestes.

Vous avez alors le choix : ou bien vous vous contentez de noter ce signe dans ce qu’il a de narratif – tiens, ça me rappelle… – et vous « oubliez », ou bien vous vous arrêtez pour tenter de repérer quelle a pu être, plus que l’investissement lui-même, sa signification : s’il s’est imprimé dans votre mémoire, c’est qu’il n’est pas anodin.

En d’autres termes : ou bien vous continuez dans le mouvement horizontal qui est souvent perçu comme le plus important sinon le seul (allez ! allez ! on avance !) ou bien vous prenez le temps de trouver – plus que de retrouver – non le temps lui-même, mais ce que dit de la vie, de votre vie, cette coïncidence sensible.

Le narrateur raconte donc comment il est conduit à écrire ce qu’il est en train d’écrire et que l’auteur va nommer A la recherche du temps perdu

On sait que l’accueil des éditeurs auxquels Marcel Proust envoya la première partie (Du côté de chez Swann) ne fut pas ce qu’il en escomptait.

« Je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil. » (Ollendorf)

Gallimard refusa, lui aussi, notamment sur les conseils de Gide, qui faisait partie du comité de lecture et qui avait été rebuté, dit-on, par ce passage : « [Tante Léonie] tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’une couronne d’épines ou les grains d’un rosaire […]  » *

Grasset accepta le manuscrit sans le lire, parce que Proust lui proposa de l’éditer à compte d’auteur.

Le livre (2400 pages  – Edition Quarto chez Gallimard) est aujourd’hui une référence dont on sait qu’elle est souvent limitée à la tasse de thé et à la madeleine. Beaucoup ont commencé à lire et se sont arrêtés en cours de lecture.

Le problème n’est pas dans le nombre de pages mais dans la démarche qui est tout sauf celle de la narration, du récit linéaire de l’horizontalité.

Il s’agit non de prendre le temps de la lecture d’un objet extérieur qui raconte une histoire, mais celui de comprendre la nécessité de l’investissement (qui imprime la mémoire) dans les lieux, les personnes, et ce que signifie cette nécessité, pour nous ; autrement dit, l’arrêt est celui d’une verticalité de forme non philosophique, réflexive, mais celle d’une esthétique qui emprunte les traits du récit romanesque qui a pour support un monde en train de mourir (avant et début de la guerre de 14) qu’a fréquenté et bien connu l’auteur dont l’homosexualité, qui ne peut pas alors dire son nom, et la fragilité de santé qui lui fait côtoyer la mort depuis sa naissance, lui permettent la distanciation.

La vraie vie que vit Marcel Proust n’est donc pas celle des lieux, des événements et des personnes de son roman, mais celle qu’il vit, le stylo à la main ou dans la dictée, pendant quinze ans, dans une chambre tapissé de liège, écrivant la nuit, dormant le jour, souffrant d’asthme et rescapé deux fois de la mort, à sa naissance et à sept ans.

Autrement dit, la lecture de A la recherche du temps perdu est difficile en ce sens qu’elle présente l’aspect d’une horizontalité qu’elle n’est pas.

Lire l’œuvre comme un roman de récit équivaut à vouloir parcourir le musée du Louvre dans la même journée avec l’ambition de saisir et retenir le contenu de toutes les salles.

Il s’agit d’un discours intérieur dont la forme d’écriture est la plus signifiante : la phrase n’est pas l’équivalent de,  elle est une musique dont la tonalité et le mode sont ceux de l’investissement individuel apporté par le lecteur dans les gestes (apparemment) banals de sa vie quotidienne en tant qu’ils peuvent être les outils d’impression de mémoire.

Voilà pourquoi la lecture par des comédiens de l’œuvre est sans objet autre que le plaisir illusoire de donner à entendre à d’autres une musique qui n’est déchiffrable et audible que par celui qui lit et à son rythme.

*Les vertèbres seraient dues à une erreur de la dactylographe qui avait travaillé à partir d’une sténographie du texte dicté par Proust. En réalité, c’est  » véritables  » qu’il fallait lire, ce qui restitue un sens limpide à la phrase :  » Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé ses faux cheveux, où les véritables transparaissaient comme les pointes d’une couronne d’épines…« 

Il n’empêche que, erreur ou pas, (Proust resta sans réponse) vertèbres s’accorde très bien avec pâle et fade.

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